Airbus : le problème classique d'un management fort

 

par Bernard Lorimy

 

LE MONDE Mis à jour le 19.06.06 | 14h43

 

Le but n'est pas ici de minimiser le problème industriel rencontré par Airbus, mais de l'éclairer à travers l'expérience des systèmes complexes. La crise est avant tout méthodologique, plutôt que strictement managériale. Si elle est devenue managériale, c'est parce que les principes de base de toute méthodologie semblent avoir été négligés à chaque échelon de l'entreprise. Les divers éléments réunis par la presse ont mis en cause un "engorgement au niveau de la définition, la fabrication et l'installation des systèmes électriques et harnais associés". Les systèmes électriques sont transverses par rapport aux divers tronçons d'appareil construits dans les différents centres européens, notamment en Allemagne, en France, au Royaume-Uni, et en Espagne, pour être finalement intégrés à Blagnac. Chaque tronçon devrait avoir été livré avec sa partie de câblage, conforme aux spécifications.

 

Il semble probable que "pour gagner du temps" on ait lancé en fabrication les divers tronçons sans que les spécifications du câblage aient été stabilisées, d'où les reprises ultérieures sur le site de Blagnac, d'où l'engorgement.

 

La faute originelle n'est pas d'avoir sous-dimensionné les moyens d'intégration, mais d'avoir violé le premier principe de toute gestion de projet, qui demande de spécifier complètement avant de produire (car les retouches sont infiniment plus coûteuses que les efforts nécessaires à l'achèvement de la conception).

 

Une autre faute méthodologique semble avoir consisté à séparer insuffisamment la conception du produit de base de celle des diverses options proposées aux clients. Le sur-mesure, la surenchère commerciale, et les remises en cause incessantes ont probablement plombé l'industrialisation du tronc commun de câblage. Cela dénote soit une insuffisance de conception, soit une communication imparfaite entre les systèmes informatiques de gestion de commandes et ceux de gestion de production.

 

Un management fort n'aime pas que l'on remette en cause les calendriers qu'il impose. La pression très vive exercée à partir du haut induit dans l'organisation un mode de gestion de programme par les délais, apeuré, profondément malsain. Il suscite des comportements exagérément optimistes, à tous les niveaux. Chacun minimise les ennuis rencontrés et fait remonter une vision embellie des jalons dont il est responsable.

 

Alors que la gestion de programme consiste précisément à clarifier les conditions de franchissement d'un jalon, pour donner à chaque instant la vision la plus crédible possible de ce qui reste à faire, le management par les délais introduit partout l'opacité. "Tout va bien, circulez, il n'y a rien à voir", jusqu'à ce que l'évidence fasse s'écrouler l'édifice des petites précautions individuelles.

 

Il est normal que le conseil d'administration et les coprésidents n'aient pas été au courant. En violant l'esprit de méthode, on a probablement aussi cassé l'instrument de mesure à tous les niveaux de l'entreprise. Et l'on a fait taire les voix discordantes.

 

Si les coprésidents ont quelque chose à se reprocher, ce n'est pas l'incompétence. Ils ont fait appel aux meilleurs. Mais les meilleurs peuvent se tromper quand ils veulent passer en force, contre les principes les plus fondamentaux de la gestion de programme. Comme un automobiliste brillant qui "pour gagner du temps" continuerait à brûler les feux rouges sous prétexte qu'il l'a déjà fait sans incident.

 

Pour s'en tenir à un seul exemple, largement prescrit, la crise du système Socrate de la SNCF en 1993 n'a pas d'autre cause. Beaucoup de grandes entreprises ont cédé à ce syndrome pendant une période de fièvre d'un an ou deux, négligeant toute précaution élémentaire, puis se sont ressaisies en relativement peu de temps, et ont tiré de la crise une expérience salutaire.

 

C'est ce qu'il faut souhaiter à EADS et à Airbus, sans perdre de temps à rechercher des responsabilités.

 

 

Bernard Lorimy, conseil en systèmes d'information, est ancien président de Supélec.