Par Thomas Clerc, maître de conférences en stylistique
française, à l'université de Paris-X Nanterre..
Publié le 20 juillet 2006
Actualisé le 20 juillet 2006 : 08h13
Bien que tout le monde s'accorde en théorie sur le fait que
sans éducation ni recherche le pays continuera allègrement sur la lancée de son
déclin, le ministère de l'Éducation nationale, dit-on, doit faire des économies
budgétaires. En ces temps de restriction générale, la nouvelle a suscité chez
les enseignants un malaise de plus, peu susceptible d'améliorer leurs relations
avec le gouvernement. On pourrait pourtant faire appel à une solution d'épargne
inédite, qui éviterait de concentrer les économies sur le seul dos des
professeurs, ce qui est à la fois injuste et stratégiquement peu payant, car
non content de s'aliéner une profession, on passe pour incohérent aux yeux de
l'opinion publique : en effet, alors que le discours ambiant ne cesse de
chanter les vertus de l'éducation, la suppression de postes aux concours de
recrutement des professeurs (29% de moins au Capes) paraît difficile à
justifier, et donne l'impression d'un décalage entre les beaux discours et la
pratique. La question est donc de savoir s'il existe un point faible dans
l'économie générale de l'Éducation nationale, un fusible secondaire que l'on
puisse faire sauter sans que l'organisation ni les missions de cette dernière
soient aucunement perturbées. Or ce secteur existe. C'est le corps, trop peu
connu, des inspecteurs.
Les inspecteurs de l'Éducation nationale, chargés de
surveiller et de noter les professeurs, sont en effet la pire survivance du
soviétisme du système. Leur mission première repose d'abord sur des bases
intellectuellement incohérentes puisque l'Inspection est constituée de gens qui
n'enseignent pas (ou plus), c'est-à-dire de fonctionnaires qui, pour de
multiples raisons, ont abandonné un métier dont ils se font ensuite les
conseillers, les spécialistes et les juges : bel exemple d'émulation à l'envers
que celui qui consiste à former des professeurs par ceux qui ont avant tout
cherché à ne plus l'être. Leur méconnaissance du terrain réel s'accompagne de
méthodes abstraites et obsolètes, comme si un vétéran de la guerre de 40
expliquait la guerre en Irak à de jeunes recrues. Leur rhétorique en dit
d'ailleurs long sur leur inadaptation aux réalités mixtes de pédagogisme et de
sabir qui transforme tout élève en «apprenant». Il est de notoriété publique
qu'aucun jeune professeur n'a jamais retiré quoi que ce soit de ces séances
bavardes et contraignantes de «formation» qui constituent une perte de temps et
d'argent pour tout le monde mais justifient le maintien d'une profession
d'autant plus discrète sur ses missions qu'elle les sent parfaitement vaines.
Ces bases ubuesques sont la réalité du système.
On pourrait cependant croire que les inspecteurs constituent
une aide efficace pour les professeurs inexpérimentés. Or, on l'a vu dans des
affaires récentes (l'agression filmée d'un professeur, celle d'un autre à coups
de poignard), les inspecteurs ne sont d'aucun secours pour un enseignant qui
rencontre des «problèmes» dans sa classe. Fidèles à la logique moutonnière qui
leur enjoint de ne pas faire de vagues, les inspecteurs contactés par la jeune
enseignante en détresse lui ont opposé une fin de non-recevoir, cachés derrière
l'incurie administrative jadis décrite par Gogol. L'adoption de la politique de
l'autruche, qui a couvert des agissements pourtant graves, est à l'image d'une
caste qui préfère se taire plutôt que d'admettre son inutilité nocive. On
pourrait citer pléthore de cas dans lesquels la hiérarchie étouffante de
l'Inspection générale persiste dans son déni des faits : mais jamais elle n'en
éclaire l'opinion publique, trop soucieuse de participer à la maintenance d'un
bateau à la dérive. Si un employé ne peut pas compter sur sa hiérarchie, pis
encore, si celle-ci lui recommande l'obéissance aveugle, c'est que la politique
de l'Inspection générale est réglée par l'abjecte logique du mutisme généralisé
qu'on croyait réservée à l'armée d'autrefois. Il faut le savoir : quand on est
professeur, l'inspecteur ne rappelle jamais. Le secret est de règle à tous les
niveaux du système, qui explique l'immobilité générale d'une institution
chargée de perpétuer les dysfonctionnements.
Devenir universitaire, croit-on, est un moyen d'échapper aux
flics de profs (on sait que l'ancien leader de 68 Alain Geismar, ironie
instructive, a rejoint leurs rangs). Hélas, on les retrouve à tous les
échelons, notamment dans les jurys de concours de recrutement des professeurs
(agrégation et capes), où, quand ils ne sont pas nuisibles, ils se révèlent
d'une bureaucratique incompétence : on l'ignore, mais l'actuel président de
l'agrégation de lettres modernes, Philippe Le Guillou, est un inspecteur général
qui n'a rien trouvé de mieux que de chercher à sacrifier l'épreuve de grammaire
dans le plus haut concours de recrutement des futurs professeurs de français,
et de violer un principe d'équité, la double correction des candidats. Devant
le tollé des spécialistes unanimes, il a dû faire machine arrière, sans
toutefois renoncer à ses pouvoirs, décidant, au mépris de toute justice,
d'évincer la totalité d'un jury qui défendait une exigence de qualité et
d'égalité, fait unique dans l'histoire de l'agrégation, concours censé former
des élites.
Le discours sur la baisse du niveau trouve dans ce genre de
pratiques un fondement aussi concret qu'ignoré du grand public, qui croit à
tort que l'institution produit du mieux alors qu'elle sabote par des abus confiés
à des autocrates bornés les possibilités d'amélioration. Qu'ils soient
partisans de l'Ancien Régime ou staliniens, la plupart des inspecteurs, unis
dans la même logique de pouvoir, de médiocrité et d'absence de communication,
menacent les principes mêmes de l'enseignement sur lesquels ils veillent. Leur
seul rôle est de couvrir les injustices auxquelles ils participent et de
surveiller le bon, ou plutôt le mauvais fonctionnement des choses.
Inefficaces, incompétents, voire même nuisibles, les inspecteurs de l'Éducation nationale sont un corps entièrement artificiel qui décourage les professeurs, abaisse le niveau et alourdit la machine éducative : apparatchiks abusifs ou serviteurs timorés, discrets comme tous les bénéficiaires d'un système, tous incarnent un monde révolu. Il ne faut donc pas hésiter : l'État réaliserait une économie substantielle en supprimant purement et simplement cette caste qui fait peser sur les épaules déjà faibles de l'Éducation nationale un poids des plus pénibles.