Point de vue
L'inspirateur caché d'Ahmadinejad, par Hussein Hayder Qazwini
LE MONDE | 21.09.06 | 13h45

a chose est peu connue en Occident, mais le véritable maître à penser du président Mahmoud Ahmadinejad n'est pas l'ayatollah Khamenei devenu "guide suprême" quelques années après la mort de Khomeiny en 1989. L'homme dont il s'agit est un dignitaire religieux de 73 ans, plus radical encore que Khamenei, le grand ayatollah Mohammed Taqi Al-Din Misbah Yazdi.

Dans l'histoire contemporaine de l'Iran, l'ayatollah Yazdi occupe une place politique particulière. D'abord, l'homme n'a joué aucun rôle marquant pendant la révolution islamique de 1979. Dès les années 1980, Khomeiny lui-même interdira Hojjatieh, l'association ultraconservatrice que Yazdi avait dirigée, avec d'autres, dans la ville sainte de Qom. Le guide de la révolution la soupçonnait de "radicalisme irréductible et dangereux". Il nomma toutefois l'ayatollah Yazdi à la présidence de l'autorité judiciaire. Celui-ci accepta et quelques années plus tard demanda la direction d'une puissante université islamique, ce qui lui fut accordé. Yazdi se retrouva ainsi à la tête de l'Institut imam Khomeiny pour l'éducation et la recherche à Qom et des milliers de jeunes, particulièrement des milieux défavorisés, se retrouvèrent ainsi formatés par son enseignement.

La plupart des hommes actuellement au pouvoir, à commencer par le président Ahmadinejad, y ont fait leurs études et considèrent aujourd'hui encore l'ayatollah Yazdi comme leur mentor. En plus d'une solidarité générationnelle, la guerre d'Irak (1980-1988) a créé entre eux une fraternité forgée dans le sang.

Ces dernières années, l'ayatollah Yazdi a fait un retour discret sur la scène politique. Il a défendu la candidature de son disciple Ahmadinejad à la mairie de Téhéran puis, quelques années plus tard, l'a soutenu dans la campagne présidentielle. Pour lui, il n'a cessé de le répéter depuis, Ahmadinejad aurait été choisi par l'imam caché( ou Al Mahdi, le douzième imam dans la succession d'Ali, gendre du Prophète, dont les chiites attendent le retour) : c'était donc, selon lui, un "devoir religieux" que de voter en sa faveur. Ce faisant, Misbah Yazdi s'est positionné politiquement, non pas derrière mais à côté, ou en face du guide suprême, l'ayatollah Khamenei. Pour comprendre toute la complexité entre les deux hommes il faut revenir à un épisode clé de leur histoire.

Avant même la mort de l'ayatollah Khomeiny en 1989, l'institution religieuse iranienne était fort divisée : le successeur désigné du guide l'ayatollah Montazari - s'affichait de plus en plus libéral, allant jusqu'à prôner l'ouverture avec l'Occident. Pressé par son entourage, Khomeiny, on le sait, se désolidarisa de son dauphin désigné, le soupçonnant même de "déviation".

Mais, selon la règle iranienne du chiisme duodécimain (référence au douzième imam), la désignation d'un nouveau guide doit répondre à certaines conditions : le poids religieux du candidat, sa production théologique, le nombre de ses élèves, ses réseaux de bienfaisance, son entourage etc. Aucun, parmi les disciples de Khomeiny, ne remplissait ces conditions. Aussi, quelques vieux et grands ayatollahs se sont-ils brièvement succédé au rang de guide sans marquer véritablement l'institution. Un peu comme dans le scénario soviétique après la mort de Leonid Brejnev, puis les arrivées et départs rapides de Iouri Andropov et Constantin Tchernenko. Avec le départ des "Tchernenko chiites" iraniens, les khomeinistes se sont imposés à Qom, sans parvenir toutefois à arracher une légitimité religieuse incontestable.

C'est à cette époque, au début des années 1990, que l'ayatollah Ali Khamenei afficha sa candidature. Pour parvenir à ses fins, il lui fallait le soutien de plusieurs dignitaires religieux. Le grand ayatollah Misbah Yazdi fut l'un d'eux. Le "certificat d'aptitude" de Yazdi joua un très important rôle dans le succès d'Ali Khamenei.

Tout don suppose implicitement un contre-don. Au Moyen-Orient, l'incapacité à rendre un "bienfait" pouvait se transformer en dépendance, voire en allégeance quasi-obligée. Si Khamenei est bel et bien redevable de son poste au soutien de Yazdi, sa dette envers lui devient-elle pour autant dépendance, source éventuelle de rancoeur ? Une chose est sûre : à Téhéran, certains parlent de vraie concurrence entre les deux hommes.

Après l'échec des réformateurs - incarnés par l'ancien président Mohammed Khatami - à changer la politique et les institutions, de même qu'à combattre efficacement la corruption, les khomeinistes non classiques ont reconquis le pouvoir. C'est une nouvelle génération, souvent d'origine pauvre et provinciale, influencée par le messianisme politique chiite de la première phase de la révolution, et formée par "l'université" de l'ayatollah Misbah Yazdi, qui est aujourd'hui aux affaires. L'essor politique des élèves de Yazdi, devenus président, ministres, ambassadeurs, directeurs de grandes sociétés d'Etat, présidents d'universités, a propulsé l'ayatollah de 73 ans sur le devant de la scène. Or, cette jeune génération - une sorte de "Garde verte" -, use souvent du mythe de la "primauté de l'imam caché" sur les institutions politiques. Procédé très commode pour contourner, s'il le faut, l'autorité religieuse suprême du Guide.

Le rang symbolique de l'Imam caché - Al Mahdi - est évidemment supérieur à celui du Guide et, comme il est "caché", impossible de contester ceux qui parlent en son nom. Le concept est pratique pour Ahmadinejad qui l'utilise à merveille en Iran, mais il sert aussi la stratégie d'un Moqtada Al-Sadr en Irak pour contourner l'autorité religieuse du grand ayatollah Sistani.

L'Imam caché, est une représentation puissante dans la mythologie chiite duodécimaine : avec son retour, ce sera la fin d'un monde. Différence profonde entre Jésus et Al Mahdi : pendant que les disciples du Christ attendent le retour du messie, les chiites, eux, préparent son arrivée et prêteront main-forte à l'imam qui ne sera plus "caché", mais "attendu". Selon les mythologies en cours, l'imam caché réapparaîtra à Kufa, en Irak, ou à La Mecque en Arabie saoudite ou à la mosquée de Djamkaran, près de Qom. Pour montrer le poids du mythe dans la politique de l'actuel pouvoir en Iran, rappelons que, selon certaines sources, la première réunion du gouvernement d'Ahmedinejad en 2005 aurait abouti à une décision politico-symbolique capitale : la ratification secrète d'une charte jurant fidélité envers Al Mahdi. Le président, suivi par l'ensemble de ses ministres, aurait été le premier à apposer sa signature ! Or, en Iran, comme ailleurs, une charte implique au moins deux parties. Etant donné que la seconde signature, celle de l'imam caché en l'occurrence, est absente, le gouvernement aurait secrètement confié au ministre de la culture islamique, M. Safar Harandi, la tâche de "jeter" la charte dans le puits de la mosquée Djamkaran, près de Qom.

C'est une mosquée particulière où des milliers de pèlerins se réunissent tous les mardis soir, en espérant que l'imam caché exaucera leurs voeux. L'une des premières décisions du gouvernement d'Ahmedinejad fut d'investir 20 millions d'euros pour agrandir cette mosquée.

En conclusion, même si cela ne signifie pas que les intéressés aient donné un congé éternel à la raison, il est évident que c'est bien un groupe messianique qui est actuellement au pouvoir à Téhéran. Leur politique peut être frontale, et cela fait peur à beaucoup de gens à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. L'ayatollah Misbah Yazdi est au coeur de cette confrontation politico-théologique majeure. Ira-t-il jusqu'à contester la légitimité du Guide ? Certains organes de presse iraniens le présentent déjà comme "le dauphin du Guide". S'ils ont raison, l'ouverture du régime n'est pas pour demain.


Hussein Hayder Qazwini est historien.


Article paru dans l'édition du 22.09.06