L'analyse de Georges Malbrunot
Grand reporter au service étranger du Figaro.
Publié le 15 juillet 2006
En privé, le chef druze Walid Joumblatt ne décolère pas.
Voici deux semaines, son rival chiite, le dirigeant du Hezbollah Hassan
Nasrallah, lui fait parvenir un message de conciliation. «La stabilité du
Liban nous est chère, assure ce dernier via un émissaire, il faut
préserver la saison touristique et continuer le dialogue entre nos différentes
formations politiques.» Depuis longtemps, Joumblatt et Saad Hariri, le fils
de l'ancien premier ministre assassiné l'an dernier, cherchent à «libaniser»
le Parti de Dieu pour réduire l'influence déstabilisatrice de ses parrains
iraniens ou syriens au pays du Cèdre.
L'enlèvement,
mercredi, des deux soldats israéliens par un commando du Hezbollah, et
l'escalade de la violence qui en a résulté, ont ruiné d'un coup tous leurs
efforts. Est-ce un coup de bluff de cheikh Nasrallah ? Ou celui-ci s'est-il
fait forcer la main par Téhéran, soucieux de jouer une carte supplémentaire
dans son bras de fer avec l'Occident sur le nucléaire ? Quoi qu'il en soit, l'«aventurisme»
du Hezbollah, considéré comme une organisation terroriste par les
États-Unis, montre que son allégeance à Téhéran prime sur ses aspirations à
devenir une formation politique libanaise comme les autres.
Depuis
le retrait syrien du Liban, au printemps 2005, l'Iran a repris la main sur la
formation chiite. À Téhéran, le dossier libanais est géré par le guide de la
révolution islamique, Ali Khamenei, et ses conseillers radicaux. Dans le même
temps, Téhéran a tenu à renforcer sa coopération avec son allié syrien, comme
le montre la visite éclair, jeudi à Damas, d'Ali Larijani, le secrétaire du
Conseil suprême de sécurité du régime des mollahs. «Le Hezbollah reste la
porte d'entrée de l'Iran au Proche-Orient, analyse un diplomate, l'Iran
ne lâchera pas cette carte avant d'être parvenu à un accord avec l'Occident sur
sa propre sécurité.» Les appels à la libération, sans contrepartie, des
otages israéliens devraient donc rester lettre morte.
À
cent ou deux cents mètres de la frontière israélienne, dans leurs positions
récemment fortifiées, les combattants chiites sont le bras armé des
conservateurs au pouvoir à Téhéran. Ceux-ci continuent de financer le Parti de
Dieu et de l'équiper en armes, de plus en plus performantes, comme le montrent
les tirs de jeudi sur Haïfa, la grande ville du nord d'Israël, à plus de
quarante kilomètres du Liban. Jusqu'à présent, la portée des Katiouchas du
Hezbollah ne dépassait pas les vingt kilomètres.
Seul
véritable parti structuré au Liban, le mouvement chiite a su exploiter à son
avantage le départ des Syriens. Ses miliciens sont toujours considérés par
l'État libanais, dominé par le président de la République pro-syrien Émile
Lahoud, comme les supplétifs de l'armée au Liban-Sud face à Israël et ce, malgré
la demande de la communauté internationale d'y déployer les forces régulières.
Lorsqu'un convoi d'armes clandestines est intercepté par une patrouille de
soldats, le chef d'état-major, le général Michel Sleimane, n'a pas d'autre
choix que de laisser filer. L'État libanais est paralysé devant le Hezbollah.
Ces derniers mois, de nombreux missiles (12 000 au total, selon cheikh
Nasrallah) sont venus renforcer l'arsenal de la formation chiite. Celle-ci
s'est préparée à affronter le feu israélien en évacuant ses positions les plus
exposées au profit de grottes situées dans la montagne plus au nord, ou de
souterrains toujours entre les mains de groupes palestiniens pro-syriens.
Une
fois les Syriens chassés du Liban, le Hezbollah n'a pas traîné non plus pour
placer ses hommes à la tête de certains services de sécurité, notamment le plus
puissant d'entre eux, la Sûreté générale. Politiquement, il a su «casser» le
bloc chrétien en concluant une alliance avec le général Michel Aoun et ses
partisans. Cet État dans l'État n'a donc été en rien affaibli par le départ des
Syriens, qui assuraient une sorte de contrôle opérationnel des miliciens
chiites. Aujourd'hui, ceux-ci ont gagné en autonomie, même si des conseillers
militaires iraniens continuent d'opérer discrètement en coulisses (pour la
fabrication, par exemple, du drone Mirsad).
L'assurance
avec laquelle Hassan Nasrallah s'est adressé aux Libanais juste après
l'enlèvement des soldats israéliens illustre cette confiance qu'il voudrait
transmettre à ses concitoyens. Ils sont pourtant nombreux à critiquer un parti,
capable à lui seul de décider de la guerre ou de la paix dans leur pays.
L'établissement d'une «nouvelle stratégie de défense» constituait
précisément l'un des principaux objectifs du dialogue national interlibanais.
Le désarmement du Hezbollah, réclamé par la résolution 1559 de l'ONU, était au
centre des débats. La formation chiite, opposée bien sûr à une telle demande,
subissait une double pression, intérieure et internationale. En kidnappant des soldats
israéliens, elle espère avoir retardé l'échéance.
Israël
affiche le but de guerre inverse : chasser le Hezbollah de ses positions et
forcer le Liban à déployer son armée dans le sud du pays. Pour satisfaire cette
dernière revendication, Tsahal peut compter sur l'appui de la communauté
internationale, mais aussi, mezza voce, de nombreux habitants du pays du
Cèdre. Y compris au Liban-Sud, où la tutelle des «barbus» est jugée
pesante par une bonne partie de la population, pas seulement chrétienne.
«L'heure est à la solidarité», affirme cheikh Nasrallah, en rejetant les accusations selon lesquelles sa formation a replongé son pays dans la guerre. «Chaque intervention israélienne au Liban ne fait que renforcer le Hezbollah», regrette un ancien général, pourtant peu suspect de sympathie envers le mouvement chiite. En frappant la population et les infrastructures civiles, les Israéliens ne font en effet que ressouder leurs voisins autour du Hezbollah.