L'Iran fait monter
les enchères, par Olivier Roy
LE MONDE | 20.07.06 | 14h07 • Mis
à jour le 20.07.06 | 14h07
Jusqu'à présent, chacun des conflits du Moyen-Orient avait ses causes particulières et sa logique propre. Aujourd'hui, on assiste à une articulation de tous ces conflits, où l'élément-clé est l'émergence de l'Iran comme grande puissance régionale à potentialité nucléaire. Ce glissement entraîne des réajustements, voire des renversements d'alliances, fort complexes.
La crise entre le Hamas et Israël reste
en fait bilatérale. Le Hamas subit une mutation difficile pour passer d'une
logique militaire à une logique politique : se mêlent le pas en avant
(envisager une reconnaissance d'Israël) et la provocation militaire (enlèvement
d'un soldat), sans que l'on sache trop ce qui relève des luttes internes, d'un
mauvais calcul politique ou d'incohérence. La réponse israélienne reste dans la
logique de l'Etat hébreu envers toute autorité palestinienne : ne lui laisser
le choix qu'entre la totale coopération avec Israël ou la disparition, toujours
au profit de plus radicaux.
L'attaque du
Hezbollah contre Israël, elle, est un tournant. Ici, il ne peut y avoir
d'erreur de calcul : vu la réaction israélienne contre la bande de Gaza, le
Hezbollah et ses deux parrains (l'Iran et la Syrie) savaient parfaitement que
l'attaque serait suivie d'une nouvelle guerre du Liban. C'est donc ce qu'ils
souhaitaient.
Le calcul de
la Syrie est simple. Damas n'a jamais accepté son expulsion du Liban et cherche
à y revenir. Dans le fond, un retour aux années 1980 arrange Damas : un
gouvernement central libanais affaibli, un Hezbollah en première ligne contre
Israël, et Damas redevient seul arbitre possible dans le pays du Cèdre. Il y a
un risque : que les Israéliens décident une fois pour toutes de s'attaquer à la
Syrie, qui est la véritable base arrière du Hezbollah. Reste qu'un renversement
du régime de Bachar Al-Assad risque d'amener les Frères musulmans syriens au
pouvoir.
Or, même si
ceux-ci sont aujourd'hui plus proches de l'islam politique turc au pouvoir à
Ankara (le Parti de la justice et du développement-AKP) que du Hamas
palestinien, les Israéliens ne veulent pas courir le risque de se retrouver
entourés de régimes islamistes. Paradoxalement, c'est donc sa propre faiblesse
qui est le meilleur rempart de la Syrie. Se sentant ainsi sanctuarisé, le
régime de Damas peut continuer à entretenir la guerre au Liban, seule condition
de son retour possible dans ce pays.
La clé de la
situation actuelle est en Iran. Il est le seul acteur à avoir une stratégie
cohérente où les considérations de court terme s'articulent sur une stratégie
de long terme. Sur le court terme, il s'agit d'empêcher toute frappe aérienne
contre ses installations nucléaires. Sur le long terme, l'Iran veut devenir la
grande puissance régionale. Dans le premier cas, les adversaires sont avant
tout les Américains et éventuellement les Européens ; dans le deuxième cas, ce
sont ses voisins arabes. La dénonciation d'Israël est ici un moyen plus qu'une
fin : elle permet de court-circuiter et d'embarrasser les régimes arabes tout
en "externalisant" la crise dans les pays du Proche-Orient.
Lorsque, en
2004, les Européens se sont placés en première ligne pour bloquer le programme
nucléaire iranien, ils n'ont agi que dans une perspective étroitement
bilatérale : la communauté internationale contre l'Iran. Ils ont mis au point
un programme graduel de sanctions et d'incitations pour contraindre les
Iraniens à céder, mais sans tenir compte de la situation régionale. Or la
réponse iranienne fut à la fois d'internationaliser et d'accélérer la crise.
Très habilement, l'Iran a mis en avant les conflits "secondaires"
(Israël-Palestine ; Israël-Hezbollah) pour éviter tout choc frontal.
Le régime
iranien a donc délibérément choisi l'escalade, notamment avec les déclarations
anti-israéliennes d'Ahmadinejad à l'automne 2005. Il a aussi choisi lui-même le
terrain d'affrontement en profitant des tensions entre Israël et le Hamas, tout
en gardant un profil beaucoup plus bas sur ses frontières proches (Irak,
Afghanistan), où de toute façon le temps joue pour lui.
Personne à
Téhéran ne pense sérieusement que l'Etat d'Israël soit menacé par une attaque
en tenaille du Hamas et du Hezbollah. L'idée est plutôt de délibérément faire
monter les enchères pour faire sentir aux Occidentaux ce qu'une extension de la
crise à l'Iran pourrait leur coûter (crise de l'énergie, enlisement en Irak et
en Afghanistan), sans se trouver eux-mêmes en première ligne. C'est une façon
de sanctuariser le pays.
Téhéran
rejoue donc le "front du refus" : celui des pays et mouvements arabes
opposés à toute reconnaissance d'Israël, de la Syrie au Hezbollah en passant
par la "rue arabe". Le discours officiel est donc panislamiste et
joue sur la corde de l'anti-impérialisme, du nationalisme arabe et de
l'antisionisme.
Mais,
derrière cette habile manipulation de conflits extérieurs, Téhéran a évidemment
une stratégie de long terme : devenir la grande puissance régionale au détriment
de ses voisins arabes. La carte que l'Iran joue ici, outre bien sûr celle de sa
capacité nucléaire, est l'arc chiite, de l'Irak au Hezbollah, en passant par le
régime syrien. La montée en puissance du chiisme se fait à l'encontre de
l'alliance des deux forces qui avaient soutenu l'Irak de Saddam Hussein dans sa
guerre contre l'Iran (1980-1988) : l'islamisme sunnite et le nationalisme
arabe.
Dans le fond,
la génération des anciens combattants iraniens, dont Ahmadinejad est
représentatif, refait la guerre qu'elle a perdue. De plus, cette alliance de
fait entre islam sunnite et nationalisme arabe constitue le coeur de
l'opposition des Irakiens sunnites à la montée en puissance des chiites. De
fait, aujourd'hui, en Irak, les ennemis des sunnites apparaissent de moins en
moins être les Américains et de plus en plus les chiites, comme le montre
l'évolution des pertes et des attaques dans le pays.
Les régimes
sunnites arabes (Jordanie, Arabie saoudite, pays du Golfe) voient désormais
dans cet arc chiite la plus importante des menaces et n'hésitent plus à se
désolidariser ouvertement de la nouvelle aventure contre Israël. Dans ce
contexte, le Hamas va vite se trouver au coeur de la contradiction : soit en
rajouter dans l'escalade militaire et n'être plus alors qu'une courroie de
transmission d'intérêts étrangers chiites, soit s'affirmer comme acteur
politique nationaliste.
Mais, dans ce
dernier cas, encore faut-il qu'Israël accepte de négocier avec le Hamas, ce qui
est peu probable. De même au Liban, il reste à savoir quelle logique va
l'emporter chez les non-chiites : solidarité avec le Hezbollah ou au contraire
opposition à une aventure qui n'a plus rien à voir avec les intérêts nationaux
libanais. Partout les sunnites vont être amenés à faire des choix par rapport
aux forces chiites qui mènent le jeu aujourd'hui. Encore faut-il que ces
mouvements sunnites puissent justement entrer dans une logique politique de
négociations. Ce qui suppose qu'Israël sélectionne soigneusement ses cibles au
Liban et garde la porte ouverte avec la branche politique du Hamas. Mais il
faut également que les régimes sunnites cessent leur rhétorique stérile qui les
amène à soutenir en parole des mouvements dont ils souhaitent la défaite.
Plus que
jamais c'est la voie politique qui doit s'imposer : cette voie n'est pas
forcément celle de la diplomatie, mais celle de l'ajustement de la force
militaire à des fins politiques.
Olivier Roy
est directeur de recherche au CNRS.
Olivier
Roy
Article
paru dans l'édition du 21.07.06