Par Edouard Husson, historien, maître de conférences à
Paris IV.
Publié le 08
novembre 2006
Les Bienveillantes de Jonathan Littell est un gigantesque
canular. J'utilise le mot, à son sens propre, celui de ces textes en prose ou
en vers composés dans un esprit irrévérencieux par les khâgneux pour leurs
professeurs ou pour un public imaginaire. Bien évidemment, si le canular est
réussi, il aura trouvé des lecteurs pour le prendre au sérieux. Il semble que,
sur ce point, l'auteur ait atteint son but au-delà de toute espérance. On lui
décerne même des récompenses d'habitude réservées à des textes qui sont de la
vraie fiction. Je n'ai pas arbitrairement recours à la référence khâgneuse. Le
narrateur, à la page 464, se retrouve dans la thurne de Robert Brasillach à
la rue d'Ulm. D'une manière générale, Max Aue, le narrateur, a les qualités et
les défauts du khâgneux : Le goût des idées philosophiques - au risque de lasser
le lecteur quand il doit subir à longueur de page des dialogues sur le moi, le
monde et l'absence de Dieu. L'attrait du pastiche - qui tourne au cliché
lorsque l'auteur nous ressert, en bien moins percutant, à la page 364, le
célèbre dialogue entre un nazi et un communiste dans Vie et Destin de Vassili
Grossmann. La fascination pour Sade - aucun poncif sur les rapports entre sexe
et violence ne nous est épargné. D'une manière générale, le héros du roman est
complètement invraisemblable. Ce raisonneur, écoeuré et attiré par la violence
à la fois, semble n'avoir jamais quitté le Quartier Latin et il est peu
probable que le Sicherheitsdienst de Himmler et Heydrich ait longtemps toléré
dans ses rangs un agent aussi peu déterminé à mettre en oeuvre les politiques
génocidaires du Reich.
Il n'y a pas que le côté m'as-tu vu du khâgneux ; il y a
aussi l'autre face, celle de l'élève besogneux. Comme historien du nazisme, je
relève page après page des fiches de lecture plus ou moins visiblement accrochées
les unes aux autres. Le narrateur nous l'annonçait dès le prologue, lorsqu'il
faisait allusion aux fiches bristol entassées dans un tiroir de son bureau.
Bien entendu, le genre du romenquête - c'est la définition la plus exacte d'un
livre qui n'est ni vraiment de l'histoire ni vraiment de la fiction (90 % des personnages
sont historiques) - permet à l'auteur de dissimuler ses sources. Mais il est
évident qu'il a beaucoup lu - sur les Einsatzgruppen, sur Stalingrad, sur le
Paris de l'Occupation etc. Certains passages sont caricaturaux, de ce point de
vue : les débats entre officiers des Einsatzgruppen fin juin 1941 semblent tout
droit sortis des débats entre historiens des années 1990 sur la préparation de
l'invasion de l'Union Soviétique. Ou bien la rencontre du narrateur avec Werner
Best, le juriste de la Gestapo, donne lieu à un résumé de la biographie que lui
a consacré l'historien allemand Ulrich Herbert, placé dans la bouche de Best
lui-même.
Ailleurs, un personnage nous fait soudain du Ian Kershaw, le biographe de Hitler, en nous expliquant que la formule clé du régime, c'est de savoir si un tel ou un tel « travaille dans le sens de la volonté du Führer ». L'auteur, visiblement, est fasciné par tout ce qui s'est publié, ces dernières années, sur les intellectuels dans la SS. Mais, plongé dans ses fiches, il commet des erreurs d'interprétation. Ni Michael Wildt ni Ulrich Herbert ni Götz Aly ni aucun des historiens qui ont décrit récemment le rôle joué par les experts et technocrates de « l'ordre noir » n'ont suggéré, comme le fait Littell, que ces « penseurs de l'extermination » avaient pu songer à modérer les « policiers » type Heydrich. Au contraire, l'afflux des plus brillants juristes, économistes ou spécialistes de l'aménagement du territoire à la SS, à partir du milieu des années 1930 a largement contribué à l'emballement de la machine génocidaire en 1941-1942.
De même, Littell ne comprend pas bien le processus de
décision qui mène au génocide des juifs. Contrairement à ce qu'il fait dire à
l'un de ses personnages, il y a eu non pas un seul Führervernichtungsbefehl
(ordre d'extermination donné par le Führer - le terme est très improbable à
l'époque) mais une série de mots d'ordre successifs de radicalisation entre la
mi-juillet et la mi-novembre 1941. Et ni Hitler ni Himmler n'avaient besoin
d'une éminence grise inventée comme Mandelbrod pour mettre en oeuvre de façon
coordonnée la Shoah. Le caractère inachevé ou approximatif est le propre d'un
canular, j'en conviens. Cependant, au fur et à mesure qu'avance la lecture, on
est de moins en moins indulgent pour les erreurs d'interprétation de l'auteur.
En effet, il apparaît de plus en plus clairement que le livre passe à côté de son objet. Le nazisme ne peut pas être abordé avec l'ironie pesante du khâgneux qui s'adresse aux happy few qui comprendront qu'il faut lire son livre au troisième ou au quatrième degré. Le point de vue du narrateur, celui d'un nihiliste post-moderne qui promène son ennui le long des charniers causés par des nihilistes de l'âge totalitaire, conduit à relativiser la gravité du national-socialisme. L'idée juste selon laquelle tout homme peut devenir un bourreau sert en fait, sous la plume de Jonathan Littell à relativiser les crimes du nazisme. L'identification du lecteur au narrateur que réclame le prologue doit conduire à l'indulgence pour le narrateur. Lequel se permet des images qui sont une insulte à la mémoire des victimes, comme le passage où il voit Hitler habillé en rabbin (p.434).
En fait, ce que Littell n'a pas compris, c'est que le nazisme ne peut pas être un objet de canular.