La double oligarchie de la Vème République

 

PHILIPPE NEMO

 

La France - la récente crise du CPE le confirme jusqu'à la caricature - n'est plus une démocratie, comme on l'enseigne dans les écoles, comme on le répète tous les jours dans les médias et comme beaucoup d'honnêtes gens - honnêtes mais paresseux d'esprit - le croient encore. Si l'on s'en réfère aux typologies classiques des régimes politiques identifiées depuis l'Antiquité, il faut dire qu'elle est une oligarchie [direction par un petit groupe], ou plus exactement une oligarchie double.

 

Le pouvoir souverain, en effet, n'y appartient plus au peuple, mais à un groupe fermé, le condominium de la haute fonction publique et des syndicats, qui la gouverne à son propre avantage. Le peuple est mis hors jeu, ainsi que ceux qui relaient ses problèmes et ses voeux, stigmatisés comme « populistes » [comme Le Pen, De Villiers, Sarko et, à demi-mots, Mme Royal]. Telle est la thèse que nous entendons soutenir dans le présent article.

 

Nous croyons que cette situation est le produit non prévu ni voulu des mécanismes institutionnels mis en place en 1958. Il faut se souvenir que la Constitution de 1958 a rompu avec presque un siècle de tradition républicaine. Elle ne s'est pas contentée de remédier à l'instabilité des exécutifs, ce qui était le seul mandat que de Gaulle, appelé pour résoudre la crise algérienne, eût clairement reçu de la nation. Les circonstances tragiques dans lesquelles elle a vu le jour ont permis au Général d'aller plus loin et de mettre en oeuvre des réformes institutionnelles profondes qu'il avait eues en vue dès avant-guerre, qu'il avait longuement méditées pendant la guerre et au-delà, et dont l'esprit différait radicalement de celui de la démocratie libérale tel qu'il s'était incarné dans les IIIème et IVème Républiques. Nous payons aujourd'hui le prix de ces choix aussi hasardeux qu'archaïsants.

 

[Alors que beaucoup –les anciens pieds-noirs- en veulent à De Gaulle pour l’indépendance de l’Algérie, il semble que sa plus grosse erreur soit notre Constitution présente, ni vraiment présidentielle, à l’américaine ; ni vraiment parlementaire, à l’anglaise].

 

La « suppression du Parlement »

 

Tout commence par le fait que la Vème République - le trait est à peine forcé - a supprimé le Parlement.

 

En effet, au lieu de rendre les pouvoirs exécutif et législatif indépendants l'un de l'autre comme dans le régime présidentialiste américain, les constituants de 1958 ont entièrement soumis le second au premier par une série de dispositions constituant une véritable rupture avec la tradition républicaine antérieure : désignation discrétionnaire du Premier ministre et des membres du gouvernement par le président de la République, tant pour les nommer que pour les révoquer (article 8), droit de dissolution de l'Assemblée nationale par décision du seul Président (article 12), énoncé restrictif des matières qui sont du domaine de la loi, seules matières dont le Parlement est autorisé à discuter (articles 34 et 37), maîtrise du gouvernement sur l'ordre du jour du Parlement (article 48), possibilité donnée au gouvernement de faire adopter une loi sans débats (article 49-3), etc.

 

Cette prééminence absolue de l'exécutif a été ensuite consacrée par la réforme constititutionelle du 28 octobre 1962 instituant l'élection du président de la République au suffrage universel direct. Dès ce moment, en effet, le Président put se dire aussi légitime que le Parlement et prétendre incarner autant que lui la souveraineté du peuple - plus même, puisqu'élu par tous les Français, alors que les députés et les partis ne le sont que par des fractions. Cette prééminence fut bientôt formalisée dans le concept de « majorité présidentielle ». La force parlementaire dominante ne fut plus une coalition de partis ayant chacun une personnalité propre et s'accordant sur un programme négocié pour la législature. Ce fut une alliance électorale constituée dans le seul but de soutenir le Président. Comme le résume Jean-Louis Quermonne, « depuis 1962, la majorité parlementaire a historiquement procédé de la majorité référendaire ou présidentielle, non l'inverse ». [C’est pourquoi les socialistes se trompent en votant d’abord sur un projet puis en choisissant leur candidat ensuite : le candidat jettera le programme aux orties, sauf si il est d’accord avec.]

 

Très vite, c'est aux seuls états-majors présidentiels que les députés ont dû leur élection. C'était la conséquence imparable du scrutin uninominal majoritaire à deux tours associé au droit de dissolution et à la professionnalisation de la vie politique. Avec ce système, un député ne peut être élu que s'il a reçu l'investiture d'un grand parti composant une des deux coalitions à vocation majoritaire, organisées autour d'un Président ou d'un Présidentiable. La véritable élection se fait donc dans l'état-major du Président actuel ou futur.

 

Une fois élu, le député de la majorité ne conserve sa fonction et son gagne-pain que si la Chambre n'est pas dissoute. Si elle l'est, il ne retrouvera son investiture et son siège que s'il n'a pas «trahi» le Président. Dans ce système, les députés non dociles n'ont aucune chance de poursuivre longtemps leur carrière politique. Moyennant quoi tous sont dociles, même s'ils mènent quelques frondes sur des sujets mineurs.

 

Conséquence : sous la VèmeRépublique après 1962, non seulement le gouvernement prend les décisions normales d'un pouvoir exécutif, mais en outre il réglemente dans des domaines plus vastes qu'auparavant, et enfin il exerce le pouvoir législatif par personnes interposées. Or, dès lors qu'il n'y a plus de séparation des pouvoirs et que le gouvernement fixe lui-même les règles dans le cadre desquelles il agit, il n'est plus tenu par aucune règle. C'est le rétablissement d'un pouvoir «absolu ».

 

Certes, dans la pratique, cet absolutisme a été souvent mitigé. Il faut tout de même que l'Assemblée vote, et l'on ne peut lui faire voter n'importe quoi n'importe quand, d'autant que le Sénat vote lui aussi et qu'on ne peut s'offrir le luxe de conflits systématiques.

 

Néanmoins, l'essentiel du pouvoir du Parlement tel qu'il existait sous les précédentes Républiques a disparu, en ce sens précis que le Parlement n'a plus les moyens juridiques et politiques de tenir en échec le gouvernement ni l'administration. Or s'il est vrai qu'il représente, fût-ce imparfaitement, la société civile, l'impuissance du Parlement signifie que la société civile ne peut plus tenir en échec l'appareilpareil d'État. Elle ne peut limiter ses dépenses, l'empêcher d'étendre abusivement ses missions, l'obliger à régler tel ou tel problème qu'elle juge essentiel. État n'est plus pour elle ce qu'il doit être selon l'idéal commun des démocraties, un instrument. C'est l'État, au contraire, qui est en position d'imposer à la société ses volontés - ou pire, comme nous allons le voir, ses simples pesanteurs sociologiques.

 

D'autant qu'une nouvelle évolution institutionnelle devait priver la société civile de son dernier moyen d'expression. La Constitution de 1958 prévoit la procédure de référendum qui donne au peuple, sinon un pouvoir positif d'orienter la politique dans le sens de ses voeux, du moins un droit de veto. Il faut reconnaître à de Gaulle qu'il a accepté cette logique et ses contraintes jusqu'au bout. Or il se trouve que, sous ses successeurs, la pratique du référendum est tombée en désuétude.

 

Alors qu'il y avait eu cinq référendums de 1958 à 1969, en onze ans, il y en eut seulement quatre dans toute la suite de l'histoire de la Vème République jusqu'en 2004, en trentecinq ans. Du coup, l'organisation d'un référendum le 29 mai 2005 au sujet du projet de Constitution européenne et son résultat massivement négatif ont constitué un élément singulièrement perturbateur des équilibres de la Vème République postgaulliste. Nous reviendrons tout à l'heure sur sa signification.

L'évanescence du « fait majoritaire »

 

Il est vrai que les élections présidentielles et législatives - que personne, certes, sous la Vème République, n'a encore proposé de supprimer - demeurent. L'essentiel de la démocratie n'est-il donc vas préservé ? L'analyse va montrer encore une fois ici un effet délétère des institutions. Le mode de scrutin retenu sous la V` République pour ces élections - un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, avec restrictions pour l'accès au second tour - oblige l'électorat à une bipolarisation, et même, en ce qui concerne plus spécialement les élections législatives, à une double bipolarisation.

 

[Note de bas de page : Selon une logique bien analysée par Jean-Luc Parodi. Des petits partis dispersés, représentant chacun une minorité d'électeurs, même substantielle, n'ont aucune chance de gagner face à un adversaire qui serait organisé, lui, en un « grand » parti : au second tour, resteraient seulement en lice ce grand parti et, probablement, puisqu'il y a restriction d'accès au second tour, un seul des petits partis du camp adverse. Ce petit parti, n'ayant que ses propres électeurs, serait condamné à perdre. Un mécanisme impérieux oblige donc les partis de chaque grand camp politique à s'allier entre eux afin d'avoir chance de gagner le second tour. D'où une première bipolarisation gauche/droite. Mais en outre, pour figurer au second tour, il faut avoir été le premier de son camp au premier tour.

 

Derechef les petits partis de chaque camp sont incités à s'allier entre eux pour faire front au grand parti du même camp. Chaque camp se trouve à son tour bipolarisé.

 

D'où l'existence, sous la plus grande partie de la Vème République, de quatre grandes forces partisanes, RPR. UDF, PS, PC. On a parlé avec ironie de la « bande des quatre » pour signifier que ces partis, malgré leurs rivalités, sont solidaires en ce qu'ils doivent leur quasi-monopole au mode de scrutin en place, qu'ils s'entendent, de ce fait, pour ne jamais modifier.]

 

On veut considérer que, de la sorte, il brime sévèrement l'expression démocratique. Il contraint en effet les électeurs à voter, au second tour, pour des partis dont ils n'approuvent vas les positions politiques, mais auxquels ils sont obligés de donner leurs voix s'ils veulent écarter des forces politiques qu'ils jugent encore plus détestables. De même. au premier tour, ils devront voter pour le candidat que leur propose la coalition à laquelle appartient leur parti, alors que ce candidat veut avoir des idées politiques fort différentes des leurs. Le résultat de ce mode de scrutin est que la plus grande part des sensibilités politiques de l'électorat part en fumée de par le mécanisme même de l'élection. Elles ne seront pas représentées dans le « pays légal ».

 

Ce qui induit un nouvel effet pervers. Parce qu'ils ne se sentent plus adéquatement représentés, les électeurs, depuis plusieurs législatures maintenant, boudent les élections. Ils mettent dans l'urne des bulletins blancs ou nuls, ils s'abstiennent, voire ne s'inscrivent plus sur les listes électorales, ou ne font vas suivi leur inscription lorsqu'ils changent de domicile. Ce qui a permis aux observateurs de fairedes calculs alarmants. Déjà, au début de la Vème République, quand le taux d'abstention tournait autour de 20 %, les « majorités » au pouvoir représentaient seulement, en réalité quelque 20 % des citoyens en âge de vote (car la « majorité » gagnait avec des voix représentant 40 % des électeurs inscrits, mais les élus n'avaient véritablement été choisis, au premier tour, que var la moitié de ces 40 %.

 

Mais quand - comme cela a été le cas dans les scrutins récents - le cumul des non-inscriptions sur les listes électorales, des abstentions et des bulletins blancs et nuls approche de 50 %, le vainqueur du second tour peut n'avoir été véritablement choisi que par un fraction infime des citoyens en âge de voter.

 

Ainsi, au printemps 2002, Jacques Chirac obtenu 19,88 % des suffrages exprimés a premier tour des élections présidentielles, ce qui représentait 12 % environ des électeurs potentiels. Il n'en prétend vas moins « incarner » la nation... Au premier tour de élections législatives de cette même armé 2002, l'UMP, qui pourtant regroupe en principe toutes les droites, a obtenu 33,3 % de suffrages exprimés. Or cela ne représentaient qu'un peu plus de 17 % des électeurs potentiels ...

 

Dans ces conditions, parler de « fait majoritaire » résonne comme un singulier paradoxe. Ceux qui détiennent l'intégralité de pouvoirs législatifs et exécutifs ne peuvent sérieusement se prévaloir de l'appui de la ajorité du peuple. Le « pays légal » ne représente pas le «pays réel ».

 

Le mécontentement de l'électorat peut se lire d'une manière indirecte, mais éloquente dans son étrange comportement depuis une vingtaine d'années. Depuis 1981, en effet, il a changé de « majorité » à chaque élection, dans les deux sens, par d'amples mouvements de balancier [Dans les autres pays, les gouvernemments sont réélus une ou plusieurs fois]. Cette inconstance de l'électorat, cette rage qui donne à penser qu'il veut moins choisir un gouvernement que « secouer le cocotier » afin de faire tomber tous les gouvernements, donne à réfléchir. Sans doute signifie-t-elle que l'électorat a le sentiment confus que le système de la représentation démocratique est déréglé et qu'il n'est plus représenté par aucun gouvernement.

 

Telle est, croyons-nous, la signification réelle et profonde du « non » qu'il a prononcé

lors du référendum sur l'Europe du 29 mai 2005. Ce n'était un « non » ni à l'Europe, ni au libéralisme, ni au socialisme. Au vrai, ce n'était pas une opinion politique, exprimée dans un certain cadre. C'était un refus du cadre lui-même. Par le seul canal qui lui était encore offert, le pays réel entendait signifier au pays légal qu'il ne le représente pas.

 

Diagnostic que va confirmer et éclairer la suite de notre analyse.

 

Première composante : les fonctionnaires

 

Le premier président de la Vème République était, dans l'âme, un étatiste. Né avec cette philosophie politique, le régime ne pouvait que faire la première place aux fonctionnaires. De Gaulle décida de prendre comme ministres des « grands commis » issus de la haute fonction publique, de préférence aux hommes venus de la société civile. Il donna l'investiture de son parti à de hauts fonctionnaires, de sorte que cette catégorie fut surreprésentée au Parlement [et aux gouvernements] où les énarques de droite rejoignirent la cohorte des instituteurs et professeurs de gauche.

 

Le résultat est que ce sont les fonctionnaires qui, de plus en plus, sous la Vème République, ont gouverné, réglementé, légiféré. En conséquence, l'Etat n'a plus été surveillé, contrôlé par des élus indépendants de lui. Il est bien connu que, lors du vote de la loi de finances, la quasi-totalité des dépenses est reconduite d'année en année sans discussion, comme si l'affectation de l'argent de la société à des services publics dont l'opportunité a été décidée un jour par les fonctionnaires allait désormais de soi et que les élus du peuple ne dussent plus s'en mêler.

 

L'impuissance du Parlement devant l'Administration est patente. Il n'a pas de moyens d'information propres et il est tributaire, pour juger de son efficacité, des seules informations qu'elle-même veut bien lui communiquer. Or fonctionnaires et ministres font bloc devant les velléités de contrôle parlementaire. D'autant que fonctionnaires de droite et de gauche se ressemblent, se ménagent, se garantissent mutuellement leurs places, leurs statuts et leurs privilèges, se confient volontiers, d'un camp à l'autre, des missions importantes, à charge de revanche quand la majorité aura changé.

 

Dans ces conditions, on comprend les doutes et l'abstention croissants du peuple. Dès lors que ce ne sont pas les élus qui ont le pouvoir, mais les fonctionnaires, il a peu à attendre des alternances. Il voit que rien n'évoluera dans le sens de ses voeux.

 

De fait, sur combien de sujets, aujourd'hui, le pays réel n'est-il pas d'accord avec ce qui a été fait, et surtout négligé, par le pays légal ? Il suffit de citer les problèmes de l'école, de la délinquance, de l'immigration, de l'Europe, de la fiscalité... La liste des frustrations est longue.

 

Du coup, les institutions de la Vème République sont grosses d'un nouvel effet pervers.

 

Deuxième composante : les syndicats

 

En voici la logique. Du fait qu'il existe un déficit démocratique des institutions, que la voie parlementaire est bloquée, la seule manière d'influer sur les décisions politiques, sous la Vème République, est d'employer des voies extra-parlementaires, c'est-à-dire de substituer à la démocratie institutionnelle stérilisée une « démocratie » extra-institutionnelle.

 

Il s'agit de l'ensemble des moyens légaux et illégaux de faire pression sur les autorités. J'entends par « pression » une action réelle, gênant les autorités en pratique, et non pas seulement une action idéologique sur l'opinion susceptible d'avoir, à terme, des conséquences électorales. Il s'agit essentiellement de deux grandes catégories d'actions :

 

1) celles qui bloquent l'activité économique et engendrent des coûts directs ou indirects insupportables : les grèves dans les services à monopoles qui, lorsqu'ils sont paralysés, bloquent virtuellement toute la chaîne de la division du travail (électricité, postes, transports, écoles...) ;

 

2) celles qui sont de nature, par leur caractère spectaculaire, à accaparer l'attention des médias, suspendant d'une autre manière le cours de la vie sociale normale, c'est-à-dire toute la gamme des actions dites « de rue », violentes et/ou illégales, comportant bris de matériaux, incendies volontaires de voitures ou de bâtiments, occupations de lieux publics, blocages de routes, de ponts, de ports, d'aéroports, de gares, de trains et, maintenant, de paquebots...

 

Il y a toujours eu des violences sociales.  Mais ce qu'on a vu apparaître et se généraliser sous la Vème République en France est, croyons-nous, spécifique. La plupart des mouvements sociaux des trois ou quatre dernières décennies ne sont pas insurrectionnels. Ils ne visent pas à s'emparer des principaux bâtiments publics dans le but de changer le régime, ne cherchent pas à piller pour piller, à détruire pour détruire, et s'interdisent le plus souvent de faire couler le sang (à cet égard, les violences haineuses et délibérément destructrices, allant jusqu'au crime, qu'on a constatées lors de la crise des banlieues de l'automne 2005, sont une innovation et relèvent d'une autre logique, celle de l'immigration incontrôlée, étrangère à la problématique du présent article).

 

Il semble que ce à quoi ils visent, ce soit seulement à « se faire entendre ». En effet, pour être « entendu », il ne suffit plus de parler, puisque désormais, dans le pays légal, personne n'écoute. On ne sera donc « entendu » que si l'on force l'attention, ce qui n'aura lieu que si l'on rend la vie impossible aux autorités. C'est alors, mais alors seulement, que celles-ci seront obligées de donner une réponse. Ainsi, l'action de force vaut message. On peut penser qu'elle est un substitut spontanément trouvé par la société civile pour contourner l'obstacle qui a été opposé par les institutions de la V République à son expression démocratique normale.

 

L'étude des crises sociales survenues depuis deux ou trois décennies en France, de leur évolution et de leur issue, montre que l'exécutif a quasiment toujours écouté le «message » ainsi formulé. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. C'était, de sa part, l'attitude la plus rationnelle compte tenu du dilemme dans lequel il est placé lors de tels mouvements sociaux.

 

Il peut difficilement rétablir l'ordre par la force. En effet, depuis la Libération, un marxisme diffus est présent dans l'opinion et les médias. On est parvenu à faire passer l'idée que les violences et les illégalités, dès lors qu'elles sont au service de « luttes » sociales qui visent à paralyser un système libéral présenté comme mauvais en soi, ne sont pas des délits, mais des moyens d'action licites et même méritoires[on en est là].Que c'est la répression, au contraire, qui serait « fasciste ».

 

Dans ce contexte idéologique, appliquer la loi comporte à l'évidence, pour les gouvernements, un coût politique élevé.

 

[Note de bas de page :

 

Pour s'opposer aux syndicats. l'exécutif dispose de la police, des CRS et même, le cas échéant. de l'armée. Sur le papier, il pourrait donc facilement leur tenir tête et faire respecter la loi. Mais le Parti communiste et la CGT sont eux-mêmes des groupes armés [disons au moins violents] (ils n'ont été qu'incomplètement désarmés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale). Même si les syndicats ne disposent pas aujourd'hui d'un arsenal comparable en nature et en quantité à ceux des groupes terroristes, ils ont leurs services d'ordre musclés composés de « gros bras » prêts à l'affrontement physique. En cas de réelle confrontation, les responsables de l'ordre public savent donc que le sang, très probablement, coulera. perspective qu'ils ne veulent pas envisager. Les syndicats sont donc, paradoxalement, d'autant plus assurés de l'impunité qu'ils sont capables de provoquer des affrontements plus graves. Aussi les violences et les atteintes diverses aux libertés publiques sont-elles devenues pour eux une méthode d'action normale. et pour tous ces milieux une véritable culture.]

 

En revanche, le laxisme est, politiquement, plus facile. D'abord, dans un pays très étatisé et socialisé comme l'est la France, où l'« État-Providence » contrôle désormais la moitié de la richesse produite par la société, l'exécutif peut satisfaire de facto les revendications les plus diverses, même les plus abusives ou les plus incongrues [comme celles absolument outrancières des « intermittents du spectacle » ]. Il lui suffira de prendre discrétionnairement des mesures budgétaires, réglementaires ou, s'il le faut, législatives. Ces mesures, il est vrai, impliqueront d'augmenter les prélèvements obligatoires. Mais ce supplément de pression fiscale sera répercuté de façon indivise et donc, peut-on espérer, indolore, sur une société civile qui ne pourra se défendre, puisque ses défenseurs attitrés, à savoir les membres de l'État légal, seront précisément ceux qui, en l'occurrence, auront décidé de la spolier. Quand les responsables cèdent aux mouvements de rue, le coût politique, pour eux, est donc quasi nul.

 

Faisant ce calcul, les membres de l'oligarchie au pouvoir ont choisi presque systématiquement de céder à la rue, obtenant ainsi la paix, le retour à la vie normale et la perpétuation de leur propre situation. Le problème est que, si tel était leur intérêt en tant que groupe sociologique, ce n'était certes pas l'intérêt général du pays. En effet, en cédant régulièrement devant les actions violentes, les gouvernements successifs ont montré par là même que la violence était payante.

 

Sans en être bien conscients, sans doute, ils ont laissé s'instaurer une véritable nouvelle règle du jeu de la vie politique, non écrite, mais qui a pris place dans les institutions coutumières du pays. Il est devenu clair, pour toutes les catégories sociales ou professionnelles organisées, que celles qui s'en remettent aux canaux légaux de l'appareil d'État démocratique ne sont pas entendues et voient leurs intérêts lésés, alors que celles qui descendent dans la rue sont entendues et obtiennent des avantages.

 

Elles en ont conclu que le mégaphone et les barrages routiers sont désormais le seul bulletin de vote qui compte ; que, dans la démocratie française, on n'a voix délibérative que lorsqu'on s'est mis en mesure de troubler l'ordre public.

 

La mauvaise monnaie chassant la bonne, ces comportements fondamentalement anti-démocratiques des syndicats ont été imités par d'autres types de minorités agissantes, les associations défendant tel intérêt catégoriel, ou telle thèse politique extrême - cela va de SOS Racisme à Greenpeace, Attac, les « Forums sociaux », Droit au logement, la Confédération paysanne, des associations écologistes, l'UNEF ou les prétendues coordinations lycéennes, etc. Là encore, l'expérience montre que ces groupes sont « entendus ».

 

Le gouvernement peut se permettre d'ignorer, symétriquement, les catégories sociales qui répugnent à ce genre de méthodes. Les citoyens pacifiques, qui ne sont ni syndicalistes révolutionnaires ni activistes, ceux qui se contentent d'espérer dans le résultat des prochaines élections, ou dans l'influence qu'ils pourraient exercer par la presse, les médias, l'édition, les pétitions, les manifestations autorisées, le prosélytisme associatif pacifique, etc., n'ont plus voix au chapitre. Ou, si leur voix n'est pas étouffée, elle n'est plus délibérative.

 

Voilà donc réduites à la stérilité politique les catégories les plus civilisées de la population, en particulier les élites de tous les secteurs intellectuels et économiques, alorsque c'est précisément leur apport au débat public qua serait le plus précieux pour le pays. Ils comptent moins dans le pays que les violents et les délinquants.

 

On dira : à la bonne heure ! la démocratie n'est donc pas morte, elle a seulement changé de terrain. Le peuple s'exprime par les syndicats et les associations activistes, ce n'est qu'un déplacement du point de levier. Il y a des contre-pouvoirs, l'État doit composer avec les forces sociales. Que demander de plus ?

 

Raisonnement trompeur, puisqu'il est clair que les forces sociales en question ne sont nullement représentatives. En effet, pour accéder à ce nouveau type d'influence, il faut oser mépriser la loi, violer les droits et la propriété d'autrui. Il faut disposer aussi des techniques de l'agit-prop, s'être entraîné, avoir formé des milices (appelées par euphémisme, ou plus exactement par antiphrase, « services d'ordre »), s'être procuré des camions, des cars, des calicots, des mégaphones, des barres de fer, etc. C'est là toute une « culture » que seuls possèdent certains milieux sociologiquement typés, toujours les mêmes, à savoir les syndicats marxisés et les associations sur lesquelles leur « culture » a déteint (et qui sont d'ailleurs souvent leurs filiales ou leurs avatars).

 

Le rôle des « associations »

 

Et voilà que ces groupes accèdent de facto au pouvoir, deviennent partie délibérative aux instances de décision publique, constituent à leur tour une oligarchie dont les choix s'imposent à tous. Pourquoi la première oligarchie, celle des fonctionnaires, lui a-t-elle fait place à côté d'elle ? Sans doute parce qu'elle avait conscience de sa propre non-représentativité, qu'elle comprenait vaguement qu'elle ne pourrait conserver durablement le pouvoir sans faire des concessions à l'opinion, sans « lâcher quelque chose au peuple », comme disait au XVIIème siècle un fameux théoricien de l'absolutisme, Cardin Le Bret.

 

Le résultat est que la deuxième oligarchie n'a cessé de monter en puissance dans les dernières décennies de la Vème République.

 

L'analyse de la vie politique du pays depuis vingt ou trente ans montre que toutes les vraies décisions sont prises par elle. Au fil des ans, et de façon accélérée à partir de 1981, ona fini par trouver normal que toute décision politique d'importance soit prise en concertation avec les « partenaires sociaux » et en accord avec eux. Les politiciens de droite eux-mêmes, revenant au pouvoir pour de brèves alternances (1986-1988, 1993-1997, 2002-...), atteints du syndrome de Stockholm [les otages qui se mettent du coté des preneurs d’otages], ont trouvé de plus en plus intéressants et sympathiques ces gens qui leur mettent le couteau sous la gorge, ont parlé de plus en plus leur langage, considéré le dialogue avec eux comme une sorte de devoir sacré.

 

Ils en sont venus peu à peu, sans se l'avouer sans doute très clairement à eux-mêmes, et sans naturellement jamais le dire en public, à considérer la cogestion de la France par eux-mêmes et par les leaders syndicaux comme une alternative pleinement valable à la démocratie institutionnelle.

 

Comme si les « partenaires sociaux » représentaient plus valablement le peuple souverain que les autorités régulièrement élues par le suffrage universel libre, individuel et secret.

 

Même la majorité du Parlement ne peut obtenir une décision susceptible de les mécontenter.

 

[Note de bas de page :

 

Un exemple. Lors de la campagne électorale de 2002, l’UMP inscrit à son programme une loi instaurant un service minimum dans les transports publics en cas de grève. Aux élections, l'UMP obtient une large majorité. Des députés réclament alors au gouvernement l'exécution de la promesse faite aux électeurs, à savoir l'inscription de la loi à l'ordre du jour de l'Assemblée. L'Elysée et Matignon se font prier, arguant que les «partenaires sociaux» ne veulent pas d'une telle loi, et qu'il convient donc de « négocier » avec eux. Les députés s'impatientent, signent une proposition de loi. Cette proposition recueille un nombre croissant de signatures, jusqu'à ce qu'une majorité de députés la signent. Mais l'Élysée continue de faire la sourde oreille. Fin 2005, il n'y a toujours pas de projet de loi en vue. Or déjà, le fait que des députés soient conduits à signer l'équivalent d'une « pétition » pour avoir le droit de discuter d'un texte de loi est étrange dans une démocratie. Ce sont les simples citoyens qui sont censés pétitionner; les députés, eux, ont autorité pour débattre et voter ! Mais qu'en outre, la majorité des représentants du peuple, qui est par elle-même, en principe, législatrice, ne puisse même pas obtenir qu'on commence à discuter d'une loi, comment qualifier cette situation autrement que comme despotisme ? Les vrais dépositaires du pouvoir souverain sont donc en France, désormais, l'Elysée et les « partenaires sociaux », représentant respectivement 12 % des électeurs et 5 à 10 % des salariés... La souveraineté du peuple est purement et simple nient annulée. Qu'en eussent pensé Aristote, Polybe, Cicéron, Bodin et autres Montesquieu, et que devraient en penser aujourd'hui nos professeurs de droit constitutionnel ? - Que le régime politique français est un beau cas d'oligarchie.]

 

Peu de lois, aussi, dont on n'apprenne qu'elles ont été proposées, et parfois même rédigées « clés en mains », par de prétendues « associations » qui n'ont qu'un nombre infime de membres, mais qui, ayant fait un jour du bruit dans la rue et dans la presse, ont bénéficié, on ne sait pourquoi, de subventions publiques qui les ont étoffées et enhardies, et qui sont devenues les conseillers auliques et référendaires du pouvoir.

 

Les ministres et les députés, en discutant avec elles, ont réellement cru qu'ils partageaient quelque peu le pouvoir, qu'ils faisaient un pas vers l'opinion publique ; ils ne se rendent pas compte qu'ils ont oublié leurs électeurs et n'ont discuté qu'avec ce que Raymond Barre appelait le microcosme.

 

Mais, dans la seconde oligarchie, la première place revient sans conteste aux syndicats, sur lesquels nous devons ajouter maintenant quelques remarques. Car désormais, on l'a dit, dans bien des administrations et entreprises publiques, ils constituent une véritable hiérarchie parallèle à la hiérarchie légale. [je l’ai vécu à EDF]

 

Le cas de l'Éducation nationale

 

Il est bien connu que c'est le cas dans l'Éducation nationale, où il serait d'ailleurs plus juste de dire qu'ils sont l'unique hiérarchie qui gère le système, puisque la plupart des fonctionnaires du ministère qui, en principe, le co-gèrent avec eux sont eux-mêmes des syndicalistes obéissant pour l'essentiel aux mots d'ordre et à l'idéologie de leur organisation.

 

Le ministre et son cabinet, seuls représentants légitimes du peuple que l'on dit souverain, n'ont, par eux-mêmes, pratiquement aucun pouvoir (même et surtout pas sur l'« intendance »). Mais c'est là un cas extrême, qui exigerait une analyse spécifique. On sait que le système éducatif a été depuis le début du XXème siècle le principal enjeu stratégique de la gauche, qui a consacré toute son énergie à l'investissement complet de ce terrain et y est parvenue.

 

Une situation de cogestion existe aussi dans les autres ministères, en particulier au ministère des Finances où ce sont les syndicats qui fixent en grande partie la doctrine de l'impôt.

 

Elle existe encore dans les grandes entreprises publiques, EDF, SNCF, RATP, Air France, etc., dans la plupart desquelles la CGT, SUD ou FO partagent le pouvoir à part égale avec les directions nommées. Enfin, les syndicats gèrent en direct l'immense secteur de la protection sociale, lequel brasse plus de la moitié de l'argent public et plus du quart du PIB.

 

Ce statut des syndicats dans la vie politique française est étrange à plus d'un titre. Il est plus officieux et coutumier qu'officiel et légal.

 

Le rôle des syndicats n'a jamais été véritable-ment inscrit noir sur blanc dans les droits privé et public. Il n'a évidemment pas pu être inscrit dans la Constitution que les décisions du gouvernement et du Parlement représentant le peuple ne sont exécutoires que si et quand elles ont trouvé grâce aux yeux de ces groupes privés et minoritaires que sont les syndicats : ç'aurait été reconnaître que la France n'est plus une démocratie.

 

De même, les méthodes délictueuses employées par les syndicats et les associations activistes n'ont jamais été légalisées. Par exemple, le droit de grève continue à consister seulement en la faculté qu'ont des salariés de cesser le travail sans que leur contrat de travail soit juridiquement caduc. Mais la loi n'a jamais autorisé les « piquets de grève », encore moins les occupations d'usines, séquestrations de cadres, blocages de voies de communication, etc.

 

Tout cela est seulement coutumier. De même encore, le système de protection sociale est largement en marge de la légalité, puisque les organismes de protection sociale, cogérés par les organisations syndicales, demeurent des associations de droit privé (« associations loi de 1901 »), alors qu'elles jouissent de prérogatives de puissance publique. Les conflits des particuliers avec ces organismes ne sont pas tranchés par les tribunaux de l'État, ordinaires ou administratifs, mais on a créé, pour les régler, des juridictions ad hoc (les « Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale ») où les syndicalistes sont juge et partie, sans possibilité d'appel. Cette situation exorbitante du droit commun est à la fois connue des spécialistes et jamais discutée dans l'espace public.

 

Cela s'explique aisément. Tous ces aspects de la situation des syndicats sont le fruit d'arrangements informels entre l'exécutif et les groupes de pression, conclus dans le secret des ministères et des bureaux pour dénouer ou prévenir les conflits sociaux. Ils sanctionnent un rapport de forces. Si l'on avait voulu inscrire dans le droit les pouvoirs ainsi concédés aux syndicats, il aurait fallu mettre en oeuvre des procédures publiques où l'on aurait dû fournir des justifications scientifiques et morales de ces pouvoirs. On aurait été bien en peine d'en trouver.

 

Aussi bien n'a-t-il jamais été question de risquer cette épreuve de vérité. Et de même qu'une ligne de front, dans une guerre, s'établit là où la bataille a conduit empiriquement les armées, de même, la frontière des pouvoirs respectifs de l'État légal et des « partenaires sociaux » s'est établie là où les luttes sociales et les renoncements successifs des gouvernements l'ont portée en pratique. Il est clair que, dans ces arrangements, aucune logique démocratique, aucune logique juridique n'ont prévalu.

 

Il est toutefois une logique déchiffrable de ces arrangements. C'est qu'ils ont permis aux deux composantes de l'oligarchie de se partager les dépouilles d'une société civile qui n'était représentée ni dans l'État légal ni dans la rue.

 

La croissance indéfinie du secteur public

 

Observons à présent, en effet, que toutes les composantes de l'oligarchie ont pour point commun de vivre d'argent public. C'est évident pour les fonctionnaires. Ce ne l'est pas moins pour les syndicats et pour les associations subventionnées. Ces catégories ayant

 

1) un intérêt permanent à augmenter les prélèvements obligatoires

 

2) le pouvoir de le faire sans limites et sans se heurter à des contre-pouvoirs,

 

elles... l'ont fait.

 

Ceci s'est produit en particulier depuis que les socialistes gouvernent la France. Selon l'idéologie socialiste, le salariat de droit privé est, en tant que tel, une situation d'exploitation et la forme normale d'emploi est la fonction publique.[j’en rigole encore] Les réticences idéologiques à un accroissement du poids de l'État n'existant plus dans les gouvernements postérieurs à 1981 comme elles avaient existé sous les gouvernements antérieurs, toutes les composantes de l'oligarchie se retrouvèrent sur la même longueur d'ondes. Elles furent tacitement d'accord pour accroître tentaculairement l'État et le poids des prélèvements obligatoires, unanimes à faire la sourde oreille aux analyses économiques démontrant le caractère absurde et suicidaire d'une telle politique. Les socialo-communistes s'aperçurent à cette occasion que les institutions de la Vème République leur conféraient à peu près tous les pouvoirs souhaitables ; ils purent exploiter à fond les virtualités d'étatisme présentes dès le début dans ces institutions -qu'ils s'abstinrent donc désormais de critiquer.

 

Le résultat est inscrit dans les statistiques. Les dépenses publiques, les prélèvements obligatoires, le nombre de personnes vivant d'argent public n'ont cessé de croître depuis 1981. À la fois, c'est en France que ces chiffres ont le plus augmenté de 1970 à 2004 et c'est en France qu'ils sont les plus élevés par comparaison avec les autres pays de l'Union européenne et de l'OCDE.

 

Le tableau ci-dessous montre la part des dépenses publiques dans le PIB en 2000 dans les principaux pays de l'UE (en pourcentages)

 

Allemagne                 42,9

Belgique                    47

France                       51,4

Italie                           44,4

Pays-Bas                  41,5

Royaume-Uni            39,2

Total UE                    44,2

 

Ces chiffres traduisent l'augmentation du poids du secteur public et des autres catégories vivant d'argent public dans la population active. En 1998, on comptait, sur une population active d'environ 26 millions, 6,5 millions de personnes employées directement par des administrations et entreprises publiques. À quoi il faut ajouter les employés des organismes de protection sociale, qui vivent, eux aussi, d'un argent prélevé par la coercition, bien que, juridiquement, ils ne soient pas fonctionnaires. Quant aux permanents syndicaux, aux salariés des associations subventionnées, à ceux du secteur de l'« économie sociale », toutes ces catégories vivent elles aussi principalement d'argent public.

 

Au total, et compte tenu du fait que ces chiffres ont encore augmenté depuis 1998, il semble qu'entre un quart et un tiers de la population active française vive aujourd'hui des prélèvements obligatoires.

 

Cette augmentation considérable du poids de l'État en France en si peu de temps a sans doute plusieurs causes. Mais, parmi elles, il est clair qu'arrive en première ligne la structure doublement oligarchique du pouvoir que je viens de décrire. La situation actuelle de la fonction publique dans le pays résulte en effet d'une accumulation de décisions budgétaires, réglementaires ou législatives qui ont été prises au long des trois dernières décennies. Si toutes sont allées dans le même sens, c'est que toutes ont été prises par le même type de décideurs, à savoir les membres des deux oligarchies.

 

Il est d'ailleurs amusant de voir comment, dans les documents publics, on habille la chose. On s'étonne, en langage pseudo-économique, de la « rigidité à la baisse » des prélèvements obligatoires, comme s'il s'agissait d'une fatalité, d'une loi objective de l'économie, alors qu'il s'agit de l'effet cumulé des propensions idéologiques et des intérêts corporatifs qui ont déterminé les choix des décideurs. Si ces propensions et ces intérêts étaient autres, on observerait bien plutôt une « rigidité à la hausse », comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Le fait que, dans de nombreux pays étrangers où n'existe pas le même condominium, on ait pu, ces dernières années, sans difficultés notables, décider puis faire passer dans les faits une baisse sensible de ces mêmes prélèvements montre bien a contrario la singularité de la situation française.

 

Allons plus loin et essayons d'analyser la modification d'ensemble de la société qui a finalement résulté, sous la Vème République, de l'existence d'un déficit démocratique structurel dans les institutions.

 

On peut dire qu'il y a eu, au total, un transfert forcé de richesses du secteur privé au secteur public. Bien que ceci ait été fait au nom de la justice sociale, qui consiste en principe à prendre l'argent des « riches pour le donner aux « pauvres », le transfert de richesses qui a réellement eu lieu en France pendant ces décennies n'a pas été un transfert vertical de la «France d'en haut » à la « France d'en bas », mais un transfert horizontal allant des classes moyennes du secteur privé non syndiqué aux classes moyennes du secteur public syndiqué.

 

Ceci ne va à aucun égard dans le sens de la justice sociale. Il s'agit en réalité d'une spoliation, d'une prédation, d'un vol, et même d’un «  d'un vol à mains armées », puisqu'un camp respecte le droit alors que l'autre emploie la force. A été créée une situation d'exploitation où certains bénéficient du travail des autres sans leur rendre un service équivalent.

 

La Vème République pourra se vanter d'avoir inventé une nouvelle forme d'exploitation de l'homme par l'homme et de confiscation de la plus-value.

 

Si Marx revenait sur terre, il parlerait même de l'émergence d'une nouvelle classe dominante, à savoir le condominium fonctionnaires-syndicats, et d'une nouvelle classe dominée, à savoir le secteur privé et la société civile.

 

Si l'on en croit les données rassemblées par Jacques Marseille ou par Michel Drancourt et Michel Brulé, la nouvelle classe dominante, comme celle de l'Ancien Régime, bénéficie en effet de véritables privilèges : salaires supérieurs à ceux du privé (sauf pour les plus hauts postes), retraites obtenues plus tôt, à meilleur taux, avec moins d'annuités de travail, garantie de l'emploi, temps de travail inférieur, etc., et (en conséquence) durée moyenne de vie supérieure à celle du reste de la population [il y a plus de 8 ans de différence d’espérance de vie à l’âge de 50 ans entre un ouvrier du privé et un cadre du public. C’est un scandale permanent que la gauche soit passée de la défense des ouvriers à la défense des fonctionnaires. Qu’on ne s’étonne pas ensuite que ceux-là votent FN, tout s’explique, il n’y a pas de mystère. Qu’on nous présente le « service public », c’est-à-dire en réalité les fonctionnaires, comme étant en danger serait à hurler de rire, si je ne me souvenais pas du smicard d’une PME, avec ses 40 ans de cotisations retraite, son emploi pas trop assuré, ses RTT inexistants et ses conditions de travail couci-couça, obligé de prendre une demi-journée de congé pour aller faire de la paperasse à la sécu qui ferme tôt]

 

Les agents d'EDF, de la SNCF, de la RATP, de la Banque de France, etc., ont aujourd'hui des revenus et autres avantages très supérieurs à ce qu'ils seraient si ces agents rendaient le même service sur un libre marché où ils seraient rémunérés selon la valeur marginale que le consommateur entend volontairement consentir à ce service ; ou, si l'on préfère, ils offrent, en échange d'un revenu donné, sensiblement moins de travail que celui qu'ils devraient offrir si l'échange était contractuel.

 

Le différentiel tient à l'usage de la force. D'abord leurs propres violences en tant que groupes de pression syndiqués et organisés usant de moyens illégaux. Ensuite la force coercitive d'un État qui fait la paix avec les syndicalistes aux dépens des contribuables et en méprisant l'opinion des citoyens.

 

Nous ne sommes pas ici dans le cadre du droit et de la règle, mais dans celui des voies de fait, et donc de ce qu'on pourrait appeler une « guerre civile froide ».

 

La situation, bien loin d'être « progressiste », est similaire aux situations de prédation qu'a connues l'Histoire avant que fût inventé l'Etat de droit démocratique et libéral.

 

Notre secteur public est, par rapport à notre secteur privé, à peu près dans la situation des guerriers touaregs rançonnant les pacifiques caravanes du désert, ou des Gengis Khan, Tamerlan et autres Turcs soumettant au tribut les populations conquises.

 

Je redis qu'aucune idéologie, aucune conception de la « justice sociale » ne justifient la logique de prédation qui s'est mise en place. [et moi, je redis que les socialistes trahissent leur histoire]

 

Ce n'est pas étonnant, puisque, de toute façon, aucune idée n'a organisé ce processus. Nous avons voulu montrer dans ces pages que celui-ci est le fruit d'un gigantesque « effet pervers sociologique », le développement historique de ce qui était présent en germe dans les institutions antidémocratiques de la Vème République.