PHILIPPE
MEYER
C'est
à la table de Prunier Traktir que Jean-François me fit l'offre d'entrer à la
fois en journalisme et à L'Express. Comme on a écrit (non sans emphase) que le
silence qui s'établit après l'exécution d'une œuvre de Mozart est encore de
Mozart, je soutiendrai que le trajet qui conduisait à un restaurant où Revel
vous avait convié à partager son déjeuner était déjà un déjeuner. C'était même
un « festin en paroles » : entre son bureau de l'avenue Hoche et le haut de
l’avenue Victor-Hugo, Jean-François fit crépiter devant moi quelques-uns des
feux dont brillait alors (en 1980) cette annexe d'une maison centenaire. Il fut
question d'Alfred Prunier, qui établit la recette de la marmite dieppoise (elle
n'est véritable que cuite dans un mélange de beurre, de crème et de cidre sec),
de Marcel Proust et de ce qu'il écrivit dans La Prisonnière d'une maison qui
excellait dans le homard à la Newburg, la perche à l'angevine et le filet de
bœuf à la bostonienne, c'est-à-dire accommodé avec des huîtres.
Le
goût est un sens qui demande à être sans cesse exercé, informé, instruit si
l’on veut en jouir pleinement, qu'il s'agisse de prendre un repas, de regarder
un tableau, d'écouter une symphonie ou de découvrir une ville. Dans L'Œil et la
Connaissance, Revel s'est solidement expliqué sur ce point de vue peu conforme
à la croyance - ou à la crédulité - contemporaine en notre capacité à accéder
au beau par notre seule mise en contact avec lui. La cuisine n'était pas pour
lui un art mineur et il avait travaillé ce sujet comme il travaillait tous les
autres, avec sérieux et appétit. Ce qu'il donnait à voir en vitrine, j'ai
toujours vu Jean-François Revel le tenir en magasin, et à la disposition de
quiconque. Comme on dit dans la marine, à son bord, le pavillon couvrait la
marchandise. Quel contemporain d'un siècle où les impostures semblent avoir
connu une particulière prospérité, où les mensonges criminels ne l'ont disputé
en succès qu'aux fables les plus burlesques, aura aussi naturellement résisté à
la tentation d'esbroufer son prochain, même si il avait lui-même un temps
succombé aux mômeries enfumées d'un Gurdjieff ? Dieu sait pourtant s'il
connaissait pour les avoir étudiées ou observées toutes les recettes
nécessaires à transformer la connaissance en instrument de domination et
l'intelligence en distributeur de poudre aux yeux [Dieu sait si j’en connais
des contemporains très intelligents qui usent leur intelligence à tromper les
autres, et sans doute eux-mêmes.]. Or, d'une conversation avec lui, du contact
avec son esprit si gargantuesquement informé, je ne sortais pas écrasé, gêné,
embarrassé, découragé ou subjugué, mais tonifié, incité et aidé à m'informer à
mon tour, les yeux ouverts sur d'autres perspectives, et à me faire une opinion.
Dans
l'avenir, m'annonça-t-il arrivé chez Prunier, il serait heureux de me faire
partager tel et tel de ses enthousiasmes de gastronome et il espérait que je
lui ferai connaître les miens. Pendant le quart de siècle qui suivit, que nous
nous retrouvions à Paimpol, à Paris, ou n'importe où dans cette vallée de
larmes, Jean-François fit preuve de ce même intérêt quasi encyclopédique pour
les restaurants opulents ou modestes, connus ou obscurs, et de la même
obstination amicale à me les faire connaître. Il m'annonça avec tristesse que «
Le Roi René » avait disparu de la place des Victoires au grand dam des mangeurs
honnêtes. C'était à force que le patron « fasse le papier » à Longchamp, où
Revel l'avait fréquenté en camarade de jeu, et, le plus souvent, d'infortune.
Nous nous repliions donc « Chez Georges », où André Fermigier avait eu sa
petite table face au comptoir, et dont le patron maintenait très haut la
science des plats et des vins canailles. C'est là - soutenait Jean-François -
qu'on servait le meilleur œuf mayonnaise de Paris (on l'y sert encore), comme
c'est chez Maxim, au printemps, que Ton trouvait à la carte le meilleur bœuf en
gelée. Des années plus tard, l'amitié ayant succédé au travail en commun qui
l'avait fait naître, ce bœuf en gelée, accompagné d'un Lalande de Pomerol
raisonnablement jeune, nous causa le même plaisir que le plat du jour servi
dans une rue pouilleuse du XIXe arrondissement, dans la salle d'un bistro de
quartier où Jean-François m'avait attendu avec une mine farceuse, savourant mon
étonnement devant sa science des troquets banals et m'annonçant - en
remplissant mon verre d'un Brouilly sans chichis ni reproches : « Tu verras, le
mardi, ils font un plat-de-côtes exceptionnel... » Mais, pour revenir à ce jour
de janvier 1980 où nous commencions à peine à faire connaissance et avancions
l'un vers l'autre avec des préjugés de plus en plus favorables, je me souviens
que le choix de mon apéritif - une gentiane - me parut aiguiser la sympathie de
Jean-François, dont c'était - preuve qu'il n'était pas incapable de faiblesses
ni d'errements - la période Martini-gin. «J'ai horreur des repas d'affaires:
voulez-vous que nous réglions celle qui m'a fait vous demander de venir ? Nous
commanderons ensuite : quelle que soit l'issue de notre conversation, nous
déjeunerons l'esprit libre. » Il m'annonça qu'après deux mois d'une
collaboration irrégulière pendant laquelle j'avais rendu compte de livres de
sciences humaines et d'histoire, après m'avoir commandé trois mystérieux
papiers « à blanc » (« Un essai que Todd et moi avions décidé de faire passer à
quelques nouveaux collaborateurs possibles. Je n'aime pas me fier à ma seule
idée, ni aux recommandations des amis même très proches et de très longue
date»), il me voyait une place dans son projet de redonner du souffle et des
lecteurs à L'Express. Il m'offrait donc de tenir une chronique hebdomadaire
consacrée à la télévision. « Sous votre signature, ajouta-t-il l'œil en coin.
Vous venez, ce sont des distinguos de protocole pour lesquels vos futurs
confrères vous feront payer une addition salée. » Il trouvait que. malgré son importance croissante dans la vie de
tous, le petit écran n'était pris au sérieux que par peu de journaux. « Je ne
cherche pas quelqu'un qui vienne donner son avis sur les sujets abordés à la
télévision, mais qui examine comment ils ont été traités. Quant aux téléfilms,
je ne vois aucune raison de postuler qu'ils ne méritent pas la même attention,
fût-elle sévère, que les longs-métrages du cinéma. » Subsidiairement, en embauchant
un sociologue, il n'était pas mécontent d'adresser un pied de nez au poujadisme
« anti-intello », de règle dans presque toutes les rédactions. Il en profita
illico pour m'adjurer de ne pas sombrer moi-même dans le pédantisme et le
pédagogisme qu'il avait souvent observés chez les écrivains et les essayistes
venus au journalisme en affectant de s'y crotter les chausses. «Et n'oubliez
pas que la culture est facultative», devait-il ajouter en guise de viatique
lorsqu'il me reçut pour la dernière mise au point avant mon entrée en fonction.
C'était une façon de souligner que le journaliste, l'éditorialiste ou le
chroniqueur n'est pas un prêtre auxquels les fidèles doivent apporter l'hommage
de leur adhésion admirative mais qu'il lui appartient de les intéresser, de les
persuader, de leur fournir informations et arguments, de leur ouvrir des portes
qu'ils sont parfaitement libres de ne pas franchir, voire de lui claquer au
nez. Il crut honnête de me mettre en garde contre les inimitiés que pourrait
m'attirer l'accomplissement sérieux de ce travail ainsi que l'habitude d'une
certaine malice qu'il avait constatée dans mes papiers. (« Vous verrez,
l'ironie est un grand déclencheur d'agressivité et un fort révélateur de la
bêtise. ») Bref, si je rejoignais son bâtiment, je devais m'attendre à de
grands vents, à de fortes houles, à des coups de Trafalgar, de Jarnac, de pied
en vache, de poignard dans le dos... Au cas où je ne serais pas intéressé par
sa proposition, il n'en continuerait pas moins à accueillir volontiers mes
comptes rendus au « littéraire ». Si je l'étais, nous réserverions les détails
de ma collaboration pour une conversation ultérieure. Je lui dis oui sans
barguigner : comment ne pas sentir que travailler avec cet homme ne se refusait
pas ? Je commandais ensuite une brandade, et Jean- François me fit comprendre
que c'était là le choix d'un convive selon son cœur. Quelques jours plus tard,
nous réglâmes les conditions de mon embauche.
La
semaine suivante, après avoir démissionné de mon emploi précédent, je le
croisais dans un couloir alors que je venais humer l'ambiance du journal. «
Vous avez fait signer votre contrat ? Pas encore, rien ne presse. » Il
m'admonesta : « C'est malin, vous avez quitté votre emploi et vous pensez que
ma parole vous suffit ? Et si je passe demain sous un autobus, qu'est-ce qui
vous arrivera ? Allez tout de suite voir le directeur administratif ! » Même
bourrue, cette prévenance me toucha.
Tout
le temps où Revel a été mon patron, j'ai écrit mes chroniques en ayant la
certitude - et souvent la preuve - qu'il les passerait au crible de sa lecture.
Jamais pour m'inciter à adopter son propre avis dont il aurait cherché
insidieusement à me faire le porte-plume. C'est mon point de vue qu'il me
reprochait de ne pas défendre assez bien, soit qu'il pensât que mes tournures
manquaient de légèreté ou d'allant, soit qu'il trouvât que mes arguments
péchaient par quelque biais et que l'agence- ment en était mal construit. Sur
un lit d'hôpital où j'attendais une intervention chirurgicale imminente, il me
fit un jour apporter la chronique que j'avais laissée au journal avant de
partir. Il lui trouvait des faiblesses dont il détaillait l'inventaire et
requérait la réparation immédiate, délai de bouclage oblige, le coursier
attendait. Je pris une plume et m'em- ployai à corriger mon papier, car il
avait raison. L'infirmière anesthésiste entrant dans ma chambre et s'enquérant
de ce que j'étais en train de faire, je le lui racontais. Elle trouva que mon
patron était une sacrée vache. Je lui expliquai à quel point elle se trompait
et le bonheur qu'il peut y avoir, lorsque l'on écrit, à être lu, et aussi bien
lu. Elle voulut bien changer d'avis. Après son départ mouvementé de L'Express,
j'allai rendre visite à Jean-François à Pleubian. Je ne l'ai jamais vu aussi
détendu, ni, pour tout dire, aussi heureux que dans cette maison magnifiquement
située à l'em- bouchure du Trieux, face à l'île de Bréhat et à une baie qui
semble japonaise, avec ses petits îlots rocheux quelquefois plantés de pins. Il
s'y habillait en Marseillais, pantalon de couleur et polo à rayures
multicolores hori- zontales qui soulignaient sa gidouille.
Il
y faisait la cuisine. Je me souviens de mon premier repas à sa table bretonne :
un roast- beef cuit à la perfection accompagné de pommes de terre sautées
d'anthologie, et, des années plus tard, d'une recette de moules qu'il avait
inventée et qu'il avait passé trois jours à essayer sur la patiente Claude
Sarraute avant de se risquer à la servir à ses amis. Je me souviens aussi que
Michel Rocard, alors à Matignon et qui trouvait certains des éditos de Revel
sur la politique économique ou sociale de la gauche injustes ou mal fondés,
m'avait demandé d'organiser une rencontre qui prit - cela va de soi - la forme d'un
déjeuner. J'y jouais avantageusement le rôle du passe-plat, me régalant de leur
discussion tantôt détendue tantôt opiniâtre. « Quel formidable type ! »
s'exclama Rocard lorsqu'il m'appela pour me remercier et m'annoncer qu'il nous
invitait à un déjeuner de revenez-y quelques semaines plus tard. Ce n'est pas
que leurs points de vue s'étaient beaucoup rapprochés (même s'ils avaient
dissipé certains malentendus), mais seulement que Rocard, comme tant d'entre
nous, sortait de sa discussion avec Jean-François en ayant l'impression de
mieux savoir ce qu'il pensait lui-même. Et puis il y avait cette sympathie
qu'inspirait Revel, et que j'ai retrouvée chez nombre de ses lecteurs qui ne
l'avaient jamais rencontré, particulièrement après la publication du Voleur
dans la maison vide. De quoi était-elle faite ? De l'attention qu'il portait à
ses interlocuteurs, de son absence de considération pour les grandeurs
d'établissement, de la délicatesse avec laquelle il soutenait ses amis dans la
peine, de sa probité minérale, de son aversion du prosélytisme, de son étrange
silhouette, de la fatigue que l’on sentait plus d'une fois chez lui, de son
goût de la table, de son trop d'alcool, de ce qu'on le savait unique, de son
sens de la camaraderie qui a surpris tant de ceux qui ont fait sa connaissance,
de son style, de sa forte pensée, de son habitude de ne rien laisser passer à
personne, des amitiés si diverses et si réelles qu'il aura nourries ? Pour moi,
de ce qu'il représentait tout ce que j'ai aimé chez le plus aimé de mes
instituteurs, de son affection avunculaire que j'ai toujours douté de mériter
(« Où as-tu pris que l'affection se mérite ?», me dirait-il, goguenard), de son
autorité fondée sur une compé- tence, toujours prête à rendre des comptes et
dont l'exercice amical persuadait que le travail recèle sa propre récompense,
que la liberté vaut la peine qu'elle coûte à reconquérir sans cesse, qu'« il
faut rire avant d'être heureux » comme écrivait La Bruyère, avec qui il n'est
pas difficile de lui trouver plus d'un point commun et nombre d'affinités. De
ce culot avec lequel, dans son anthologie de la poésie lyrique, il fit figurer
Boileau, mais seulement pour deux vers dont il me semble qu'ils ont quelque
chose à nous dire sur ce qu'il y eut toujours de mélancolie et de cœur à
l'ouvrage dans l'âme de ce voleur sorti de la maison vide avec un si riche
butin si généreusement par- tagé. Voici ces deux vers : « Le moment où je parle
est déjà loin de moi » et « Mes défauts, désormais, sont mes seuls ennemis... »