La France entre deux feux  le 20 Aug 2006

La récente annonce de la France de n'envoyer que 200 soldats au Liban, le dixième de ce qui était escompté, jette un discrédit de plus sur la diplomatie française. Mais avait-elle vraiment le choix?

Les bloggeurs du monde entier s'en donnent à coeur-joie, n'étant pas soumis aux pesantes tournures courtoises que les rédactions imposent à leur personnel. La presse française sera-t-elle aussi acerbe, dans la mesure de ses moyens, envers le gouvernement? On peut en douter. Toujours est-il que l'annonce par la Ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, de n'envoyer que 200 hommes dans le Pays des Cèdres au lieu des 2'000 prévus a déclenché un véritable torrent de billets anti-Français. "L'armée qui ne va que là où il n'y a pas de danger", écrit par exemple Little Green Footballs. Les commentaires ne sont pas en reste:

"Si la sécurité d'un soldat est garantie, alors il n'y a pas besoin de soldats."

"Ca me fait penser à la ballade Brave Sire Robin dans Sacré Graal..."

"En plus la France se prépare à commander la force élargie... Elle veut des garanties de sécurité, ne fournit que 200 des 15'000 hommes envoyés là-bas, et elle réclame le commandement? Incroyable. Il y a l'arrogance, l'arrogance absolue, et au-dessus, il y a l'Etat français."

"Par-dessus tout, la France veut éviter une situation où ses soldats se retrouveront à devoir agir en tant que tels."

"Voyez-vous, il y a eu une faute de frappe dans le texte de la résolution des Nations Unies: les nations se sont mises d'accord pour une farce de maintien de la paix."

Et encore, ce sont là les plus gentils ou les plus drôles - beaucoup prennent la chose avec moins d'humour. C'est quelque peu compréhensible: comment ne pas s'indigner devant la posture de la France, un pays qui réclame à corps et à cris l'intervention des instances internationales pour résoudre la crise au Moyen-Orient, et qui contribue si peu à mettre en place la propre solution que sa diplomatie a défendue?

Tout cela n'est pourtant pas compliqué - c'était même prévisible.

La France n'existe plus en tant que grande puissance, faute d'en avoir les moyens. Les indices sont nombreux; on peut se rappeler, par exemple, quand Jacques Chirac a fait un déplacement spécial aux Etats-Unis pour supplier Bill Clinton de faire bombarder la Serbie, pourtant "à deux heures de Paris", comme titrait la presse, et donc de son armée. A l'étranger, les militaires français ne sont ni spécialement craints ni spécialement bien accueillis. En Côte d'Ivoire, le contingent militaire français en charge de la défense d'un hôtel où se trouvaient des ressortissants n'a même pas été capable de contenir une foule hostile sans ouvrir le feu. Les preuves de l'impuissance française sont légions; ce sont plutôt les preuve de sa puissance qui manquent. Douloureux constat pour un pays habitué à se poser au centre du cortège des nations.

La puissance étiolée du pays pouvait encore faire illusion dans les années 80, lorsque la France, dotée de l'arme atomique, prétendait imposer sa propre dissuation nucléaire contre l'URSS. La menace se concrétisait au travers de sous-marins d'attaque et des missiles installés sur le plateau d'Albion. Après l'effrondrement du bloc soviétique, dans les années 90, la France maintint toujours sa place internationale par le biais, notamment, d'une Afrique alors abandonnée par les deux blocs. Les Etats-Unis ne voyaient plus d'intérêt à soutenir des régimes corrompus et totalitaires dont la seule qualité rédemptrice était leur indépendance envers Moscou, puisque Moscou n'était plus là; il y eut un vide qui bénéficia à l'Etat français, ex-puissance coloniale bienveillante. La diplomatie hexagonale gagna au passage un nombre de voix conséquent au sein des instances internationales, par le biais de divers despotes africains reconnaissants envers leur allié occidental.

Mais depuis, la menace a évolué. Avec l'arrivée du terrorisme islamique, les Etats-Unis s'intéressent de nouveau aux pays en perdition, en Afrique comme ailleurs. Par sa corruption, sa compromission avec des tyrans et le mélange entre les intérêts économiques et politiques, la France n'est plus la bienvenue sur le continent africain - la Françafrique est morte. Le danger du Djihad implique désormais d'avoir une politique de fermeté face à des pays qui sont les principaux fournisseurs de pétrole de l'Hexagone: en cas de rupture d'approvisionnement, l'économie française, ravagée par des décennies de socialisme institutionnel, serait vulnérable. La lutte contre les réseaux terroristes oblige à frapper avec célérité, n'importe où dans le monde: la France, ne disposant même pas d'avions de transport, n'est capable d'opérer qu'à proximité immédiate de ses bases, d'attendre de longs mois que sa marine fasse le trajet, ou de quémander l'aide d'un autre pays. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les dernières illusions de puissance de la France se sont dissipées. Le roi est nu.

Que reste-t-il à un roi nu dépourvu de moyens d'action ou d'alliés fiables? Un bel organe. Oubliées les interventions unilatérales dont le pays était coutumier au faîte de sa puissance, comme dans la crise du Canal de Suez; aujourd'hui, la faiblesse implique d'avoir le nombre avec soi. Voilà pourquoi la France est à ce point amoureuse de l'ONU: elle y dispose d'une place importante, son siège de membre permanent au Conseil de Sécurité. C'est sa dernière carte. Néanmoins, elle dispose toutefois de bien peu de soutien là-bas: la seule stratégie est donc celle du consensus le plus large, acquis à n'importe quel prix. Il n'y a pas de meilleur exemple que l'intervention de Dominique de Villepin en 2003, lorsqu'il se fit applaudir devant tout le Conseil de Sécurité en défendant le régime de Saddam Hussein. Ce jour-là, il rayonnait, et la France avec lui.

Tout cela explique pourquoi le Gouvernement français était tellement empressé de faire voter une résolution pour résoudre la crise régionale entre le Hezbollah et Israël, au point de faire voter un document dont tous les pays qui l'ont accepté se sont demandé ensuite, comme au lendemain d'une fête avec la gueule de bois, ce qu'ils ont bien voulu dire dans leur propre texte.

Pour ne pas envoyer les 2'000 hommes promis, l'excuse des critères du mandat est faible: dans certains cas, comme contre la Serbie, la France a montré qu'elle était capable d'agir même hors du cadre onusien. Les autres excuses tiennent tout aussi mal la route. Les moyens sont là: même dans son état actuel, l'armée française est tout à fait en mesure de fournir 2'000 soldats - voire, des soldats prêts à se battre - pour désarmer la milice du Hezbollah ou au moins faire acte de présence. L'opinion publique n'est pas un obstacle non plus: la population française, convertie depuis des années à la cause de l'ONU, accepterait sans peine des pertes parmi ce contingent. Des soldats sacrifiés pour la cause supérieure des Nations-Unies.

Il n'y a pas d'explication plausible si ce n'est une seule, liées à la politique intérieure de la France. Plus précisément, à la situation explosive des banlieues françaises. Loin du calme apparent que l'omertà médiatique fait peser sur elles depuis la fin des émeutes de 2005, les banlieues françaises sont toujours aussi proches de l'embrasement, au propre comme au figuré. Aucun problème n'a été résolu, et pour cause: il reste à l'Etat français aussi peu de moyens pour sa politique intérieure qu'il n'en a pour entretenir sa puissance extérieure, sans même aborder la question de la volonté politique. Le service des Renseignement Généraux a parfaitement mis au courant les membres du gouvernement sur l'origine religieuse, c'est-à-dire islamique, des émeutiers; l'explication économico-sociale était une soupe destinée au grand public - pas complètement fausse, mais largement secondaire.

Quand Michèle Alliot-Marie déclare: "Ce qu'il faut absolument éviter, c'est donner l'image d'un monde occidental qui imposerait une paix au monde musulman", personne n'est là pour demander auprès de qui il faut à ce point éviter de donner cette image. Est-ce une phrase destinée aux pays arabes, vraiment? Dans la mesure où même le Hezbollah a accepté le texte de la résolution de l'ONU, on peut en douter. Les soldats iront là-bas en tant que Casques Bleus; et ceux qui ne sont pas fournis par la France le seront de toutes façons par un autre pays, propablement européen d'ailleurs. Il y a autre chose.

Mon interprétation, c'est que la France n'envoie pas là-bas le nombre de soldats promis pour essayer de ne pas déplaire à la cinquième colonne islamiste installée dans les banlieues françaises. L'Etat français semble tardivement réaliser que ses envolées lyriques au Conseil de sécurité pourraient bien compromettre sa sécurité intérieure.

Voilà les deux feux entre lesquels la France est prise: la guerre contre le terrorisme d'un côté, et une population allogène installée dans ses frontières et prête à en découdre, de l'autre. Il est évident qu'à terme, il faudra lever l'ambiguïté - et que cela se passera dans la douleur pour la population française.