Santé : en finir avec les lieux communs, par Jean de Kervasdoué

LE MONDE | 26.01.07 | 14h22    Mis à jour le 26.01.07 | 14h22

 

e secteur de la santé est le terrain privilégié d'une générosité dégoulinante, pleurnicharde et à crédit. Les déclarations désintéressées y dissimulent les intérêts corporatistes, et les lieux communs tiennent lieu de socle aux propositions. Trouvant de solides relais dans les programmes des partis politiques, cette propagation d'idées fausses - quand elles ne sont pas folles - empêche que les questions de fond, faute d'être posées, ne soient traitées. Si elles le sont un jour, elles devront l'être avec les corporations concernées, mais pas nécessairement... Ce n'est pas le moindre succès de la profession médicale, et des autres professions et occupations du domaine de la santé, que d'avoir réussi à imposer à l'opinion des croyances qui les servent. Limitons-nous à trois exemples.

 

- La démographie médicale. Il y a cinq années à peine, il y avait, nous disait-on encore, trop de médecins. Aussi ont-ils obtenu de l'assurance-maladie une politique avantageuse de départ à la retraite anticipée. Aujourd'hui, il n'y en aurait plus assez, ce qui leur permet de bénéficier d'augmentations substantielles de leur revenu imposable : trois fois supérieures à celles des Français au cours des dix dernières années. Et l'augmentation est encore plus forte pour les médecins hospitaliers.

 

En réalité, il n'y a jamais eu autant de médecins qu'aujourd'hui : 3,4 médecins par millier d'habitants en France en 2005. Si leur nombre va lentement baisser, en 2035, dans le scénario le plus vraisemblable, il y en aura encore 3,1. Or aujourd'hui, il y en a 2 au Japon (le pays où l'on vit le plus vieux au monde), 2,1 au Canada (pays un peu moins dense et plus étendu que la France) et 2,4 aux Etats-Unis. Leur système fonctionne avec moins de médecins que nous n'en aurons jamais, mais leur organisation est différente de la nôtre : le partage des tâches entre médecins et infirmières n'est pas le même (ils ont deux fois plus d'infirmières par médecin) et, sauf aux Etats-Unis, la médecine de ville est véritablement complémentaire de l'hôpital... La question à traiter est donc celle de l'organisation.

 

- Le vieillissement de la population. Il serait la cause première et inéluctable de la croissance des dépenses de soins. Cette idée, répétée chaque jour comme une évidence, est fausse. Les services compétents du ministère des affaires sociales (Drees), l'ont montré en France depuis l'an 2000, de nouvelles études nationales et internationales le confirment.

 

Pourtant cette idée se propage et le débat de la politique de santé se limite aux questions de financement. Les uns favorisent la croissance des prélèvements obligatoires (la gauche), les autres les paiements directs "responsabilisants" (la droite), mais tous oublient que le Japon, dont la population est âgée, dépense 2 % du PIB (37 milliards d'euros) de moins que la France pour sa santé. La croissance des dépenses de santé n'est pas une fatalité, surtout quand on dépense autant que nous le faisons. Prétendre qu'elle l'est, évite de mettre en cause certains intérêts.

 

- Maîtrise comptable, maîtrise médicalisée. La plus remarquable façon d'influencer un débat est d'en définir les termes en les connotant. Ainsi la profession médicale a réussi cette performance en imposant la distinction entre "maîtrise comptable" et "maîtrise médicalisée". La première devient, par essence condamnable, la seconde en revanche est recherchée. Soit cette distinction énonce un truisme (il n'y a pas de politique de soins sans référence à la médecine), soit elle limite le débat aux intérêts de la corporation qui, elle seule, attribue les labels. Elle n'autorise l'usage du qualificatif de "médicalisé" que quand ses intérêts ne sont pas menacés ou qu'elle peut obtenir une faveur en contrepartie, tout le reste est "comptable".

 

Ainsi, au cours des deux dernières années, les honoraires des spécialistes ont d'abord augmenté de plus de 1 milliard en échange d'une "maîtrise médicalisée" qui n'a ni compensé l'augmentation des honoraires ni atteint les objectifs fixés en 2005. Quelques résultats ont été obtenus grâce à la baisse des arrêts maladie (pour plus de la moitié) et le reste touche pour l'essentiel à la limitation de certaines prescriptions médicamenteuses. Bravo !

 

Si le système français est onéreux, c'est qu'il choisit toujours le plus cher et cela n'est pas un pléonasme. Les Français sont plus souvent hospitalisés que la moyenne des habitants des pays riches : 251 hospitalisations pour 1 000 habitants en France en 2002, 161 dans les pays de l'OCDE. Les médecins sont nombreux, nous l'avons vu, et sont plus souvent des spécialistes que des généralistes : 50 % en France, 15 % au Royaume-Uni. Les infirmières sont moins nombreuses : 2,1 infirmières/médecin en France, 4,1 au Royaume-Uni, 4,7 au Canada. Enfin, si la France n'a pas le record des dépenses de médicaments par habitant (elle vient en seconde position après les Etats-Unis), elle a le record des prescriptions et dépense plus de 300 dollars de plus, par an et par habitant, que les Néerlandais.

 

Non seulement, la France est chère, mais elle investit peu. Ses hôpitaux se détériorent, malgré le plan "hôpital 2007". Un exemple : il n'y a que 2,7 appareils d'imagerie par résonance magnétique nucléaire en France par million d'habitants, dix fois moins qu'au Japon, ce qui la place au 22e rang des pays occidentaux après... la Turquie. En outre, elle paie mal ses généralistes qui ne gagnent que 2,78 fois le PIB par habitant ; alors qu'au Royaume-Uni il est de 3,5 et de 4,18 aux Etats-Unis...

 

Les cinq dernières années n'ont rien résolu. Je ne doute pas que le gouvernement actuel se glorifie très vite, et avec insistance, de la maîtrise relative et heureuse des dépenses de santé en 2006 - elle dissimule des horreurs. En effet, l'essentiel de la réforme Douste-Blazy de 2004 a consisté à transférer 50 milliards d'euros aux générations futures. Et cela n'a pas suffi : la Cour des comptes estime avec bienveillance que le déficit cumulé de la Sécurité sociale en 2008 sera d'au moins 37 milliards d'euros. Et ce déficit se creuse toujours alors que les impôts nouveaux et les déremboursements se sont accrus d'au moins 11 milliards en trois ans. En clair, l'équilibre annoncé en 2004 pour 2007 n'est pas au rendez-vous !

 

Maintenant, regardons les propositions concrètes des partis politiques. L'UMP souhaite instaurer une franchise pour les patients et une certaine liberté tarifaire pour les médecins libéraux. Effectivement, l'un ne va pas sans l'autre. Pourtant, l'on sait que tout financement direct par le patient augmente les inégalités d'accès, c'est évident, mais on sait moins qu'une telle politique accroît aussi plus que proportionnellement les dépenses. Trente années de recherche dans ce domaine montrent que, dans de tels cas, les honoraires augmentent, pas la qualité du service. Il y a seulement un "effet prix" qui se répercute sur les dépenses publiques.

 

Quant au PS, il désire "renforcer l'hôpital". Que veut-il dire par là ? Il ne propose heureusement pas de "responsabiliser" les patients, mais limite son engagement à "maîtriser les dépenses de santé de façon négociée et qualitative". Pourquoi pas... De son côté, l'UDF fournit une analyse détaillée du système de santé, mais encore guère de solution. Quant au PC, ce sont les lendemains qui chantent : soins gratuits, croissance de l'emploi, des rémunérations, de l'investissement... Tout ce que l'on souhaite. Il manque la marque de la baguette magique.

 

Si l'on pouvait avoir avant de voter quelques précisions sur l'avenir de l'hôpital, sur le sort des généralistes, le rôle des professions paramédicales, sur une éventuelle régionalisation et la manière de résorber le déficit de l'assurance-maladie, on aurait l'impression d'être pris pour des citoyens.

Jean de Kervasdoué est ancien directeur des hôpitaux, professeur au CNAM.

 

 

Article paru dans l'édition du 27.01.07