Alain Etchegoyen*
30 mai 2006, (Rubrique Opinions du Figaro)
Les Séguéla de Ségolène disent ségolisme.
Mais le mot ne fait pas la chose, ni la dénomination un contenu. Les
sondages portent sur la personne de Ségolène Royal. On ne sait pas encore si le
ségolisme désignera, pour les historiens, un mystérieux engouement
éphémère, la fascination pour la page blanche ou une nouvelle méthode
d'accession au pouvoir. Je ne crois pas aux hypothèses les plus courantes : les
Français auraient besoin de changement, d'une personne neuve et d'une femme.
Enarque, enfermée dans le milieu politique depuis vingt-cinq ans, sans aucune
autre expérience professionnelle ou sociale, Ségolène Royal n'évoque guère le
refrain de la fameuse chanson Elle est d'ailleurs. Nous sommes donc face
à une contradiction flagrante : «radicalement nouvelle», écrit James
Straub dans le New York Times. Néanmoins, la situation présente ne
permet plus la simple critique psychologique d'une personne, ni un jugement
sommaire fondé sur des procès d'intention.
La place de Ségolène Royal dans
la course aux candidatures constitue un symptôme : il exprime le mauvais état
de nos institutions et la faiblesse de notre vie démocratique. Je vois trois
raisons principales à cet emballement : la dégradation de la fonction
présidentielle ; la difficulté à résoudre les compétitions dans chaque camp ;
enfin, le rôle spécifique de la bulle médiatique aujourd'hui.
Il n'est pas étonnant que
Nicolas Sarkozy comme Dominique Strauss-Kahn insistent tant sur le rôle du
président. Les Français étaient en train de l'oublier. La difficile fin de
règne de Jacques Chirac, la pitoyable allocution du 31 mars et la perte du sens
dans la politique menée obèrent ce qu'est en droit et ce que devrait être en
fait la fonction présidentielle. De Gaulle était obsédé par la qualité et
l'identité de la présidence. Rappelons-nous qu'il avait interdit à ses
partisans d'attaquer Mitterrand entre les deux tours de 1965 sur les affaires –
notamment sur l'attentat de l'Observatoire, en invoquant un argument définitif
: «Mitterrand pourrait être élu ; il ne faut disqualifier la fonction.» En
engageant sa responsabilité dans les scrutins décisifs et en quittant le
pouvoir lors du référendum perdu de 1969, de Gaulle traçait une voie. Quoi
qu'on pense de ses successeurs, ils préférèrent porter ses habits, quelque
définitives qu'aient pu être leurs critiques antérieures sur le régime
présidentiel. Imaginons, en 1980, François Mitterrand devant son ordinateur,
avec un blog qui lui permettrait de savoir si oui ou non les Français
souhaitent que leur prochain président abolisse la peine de mort ! Mais
l'Elysée s'abîme de jour en jour. La fonction présidentielle s'exténue dans des
affaires sordides. Le président s'absente. Et, dans une époque caractérisée par
la nostalgie et l'amnésie, nos institutions perdent leur sens, entraînant avec
elle une vacuité politique très dangereuse.
Tout a changé : trois défaites électorales
cinglantes – dont un référendum décisif sur l'Europe – ont déplacé le rôle du
président. Celui qui doit être un chef, entraîner le pays, lui proposer une
vision et donner du sens à la politique, louvoie entre des rôles qu'on ne
parvient plus à identifier. Ségolène Royal fait son miel de cette situation.
L'état de l'Elysée laisse penser que son occupant n'a plus besoin d'avoir la
même dimension. Un candidat peut compter sur Internet pour trouver des
idées. Mes idées sont les vôtres, vos idées sont les miennes... La
consécration médiatique peut se substituer au vote des militants. Les sondages
ne réfléchissent que comme des miroirs. Le tain remplace la vision. Les atouts
périphériques (femme, jeune, maman) se substituent à l'essentiel. Pour une gauche
historiquement avide de contenus, de projets, de programmes et de propositions,
la situation est désespérante.
La seconde raison réside dans
une difficulté propre à la plupart de nos démocraties européennes : elles
peinent à résoudre les conflits de personne internes à chaque grand parti.
Entre majorité et opposition, gauche et droite, le suffrage universel est la
clef du dénouement. Il tranche, sans fraude. A l'intérieur de chaque camp, deux
voies sont ouvertes. La voie de l'ombre, celle des affaires, du recours
judiciaire, c'est aujourd'hui l'affaire Clearstream. L'autre voie, voie
«royale», devient celle des sondages, de l'opinion, de l'engouement médiatique.
Dans le premier cas, également utilisé par les socialistes lors de l'affaire
Urba, la rumeur, la justice ou le soupçon disqualifient. Dans le second, il se
produit un effet boule de neige qui induit une spirale ascensionnelle. On
n'oublie jamais ses premiers amis, ni ses premiers alliés : il convient donc de
faire allégeance pour prendre date. Les mobiles ne sont pas seulement sordides
: des hommes et femmes de gauche ont envie de gagner. Ils ne se préoccupent pas
encore de réussir. Face à une droite déchirée et mal en point, ils ne
voudraient pas gâcher une telle occasion.
Mais tout se concentre sur la
troisième raison, la bulle médiatique qui se déduit des deux premières.
L'expression bulle médiatique n'est pas toute faite, déjà là : elle
s'adapte bien à la situation présente. Ségolène Royal effectue depuis dix ans
un remarquable travail sur son image, physique, psychologique et politique. On
ne saurait le lui reprocher un travail de communication puisque, après tout,
«rendre commun» constitue l'un des rôles du politique. Mais l'image, c'est
autre chose. Conçue comme une fin, elle implique des comportements
incompatibles avec l'enjeu politique que représente une élection présidentielle
: refus des débats contradictoires, refus des invitations à des émissions
dangereuses, quasi absence lors des réunions socialistes sur l'économie ou
l'éducation. Le mot de bulle convient bien : nous aimons tous les
bulles, leur élégance, leur magie et leur légèreté. Mais les bulles vivent une
vie éphémère : elles éclatent dès qu'elles sont en contact. Et il arrive
toujours un moment où l'air du temps ne parvient plus à les maintenir dans leur
élément aérien.
Evidemment, face à cette
situation, les socialistes enragent, plus que la droite, car Nicolas Sarkozy
doit rêver d'une débat du second tour avec Ségolène Royal. Mais ils savent
aussi que la faiblesse de leurs propositions actuelles et le surréalisme de
certains accords obtenus au Mans (renationalisation d'EDF et suppression de la
réforme des retraites) entretiennent l'effervescence médiatique.
Comme l'a très bien démontré
Bernard Manin (1), nous sommes passés en deux siècles d'une démocratie des
notables à une démocratie des partis, pour aboutir aujourd'hui à une démocratie
du public. Donc, le danger n'est pas inexistant. Les figures peuvent se
substituer aux idées. Surtout quand l'opinion ne perçoit pas cette figure comme
une figure imposée.
* Philosophe, ancien
commissaire au Plan, auteur de Votre devoir est de vous taire (L'Archipel, 262
p., 18,95 €).
(1) Principes du
gouvernement représentatif (Champs-Flammarion).