La chimère du capitalisme sans capital ni capitalistes
par Nicolas Baverez
La violence du décrochage français, matérialisé par
le blocage de la croissance (à peine 2%, contre 2,7% dans l'Union européenne et
5,2% dans le monde) et l'effondrement du commerce extérieur (déficit commercial
de 30 milliards d'euros, contre un excédent de 162 milliards pour l'Allemagne),
est en passe de provoquer une prise de conscience en faveur de la redécouverte
de l'entreprise. Le problème est que l'hostilité au marché et à la concurrence
ne faiblit pas.
Ainsi le néomarxisme de Rudolf Hilferding
revient-il à la mode, avec l'assimilation de la mondialisation au triomphe d'un
capitalisme financier dont l'expansion s’effectuerait au détriment de l’économie
réelle à travers le comportement prédateur des marchés financiers et des fonds
d'investissement. Rien pourtant dans cet ultra-anticapitalisme ne résiste à
l'examen des faits.
Il est faux d'opposer l'industrie à la finance. D'un
côté, la frontière entre l'industrie et les services s'efface: l'industrie participe
de l'économie de l'immatériel à travers les infrastructures des réseaux et les
biens de consommation qui répondent moins à des besoins qu'ils ne véhiculent des
désirs ou des rêves ; elle obéit au modèle des entreprises plates-formes, qui
se concentrent sur la conception et la vente pour ne conserver qu'une part
minoritaire de la production (environ 20 %). De l'autre, la finance joue un
rôle déterminant dans la croissance organique, les investissements, l'innovation
et la restructuration des entreprises (3 610 milliards de dollars de fusions en
2006).
La grande transformation du capitalisme découle
de la montée en puissance des entreprises des pays émergents (48% du PIB
mondial, 587 milliards de dollars d'excédents courants), qui sont 50 parmi les
500 premières. Mais aussi des fonds d'investissement. Ces derniers, avec 1 300
opérations réalisées pour 745 milliards de dollars en 2006, assurent la
mobilité et la valorisation des actifs dormants. Loin d'être des acteurs de
court terme, leur horizon situé entre trois et sept ans est souvent supérieur à
celui des actionnaires individuels ou de l'épargne collective. Loin d'être
mises en coupe réglée, les 4 850 entreprises
françaises rachetées par des fonds génèrent 200 milliards d'euros de chiffre
d'affaires, investissent et réalisent des acquisitions, emploient 1,5 million
de salariés et créent plus de 60 000 emplois par an.
La rentabilité du capital est
aujourd'hui en ligne avec la moyenne séculaire (7 %). L'anomalie française ne
réside pas dans l'excès, mais dans l'insuffisance des profits, qui ont régressé
de 9 % à 6 % du PIB entre 2000 et 2006, compte tenu de la faiblesse des gains
de productivité (0,7%), de la hausse des coûts unitaires de production (+ 30%
depuis 1999) et des prélèvements publics. Ainsi la rentabilité des entreprises
françaises n'atteint-elle que 61 % et 53 % de celle de leurs concurrentes
allemandes et britanniques.
L'économie française ne
souffre pas d'une insuffisance de travail et d'un excès de profit, mais d'un
double déficit de travail et de capital. Depuis les nationalisations de 1981,
puis le tournant de la rigueur de 1983, qui n'a accepté la libéralisation du
secteur marchand que pour dilater le secteur public, la France poursuit la
chimère d'un capitalismesans capitalistes en soumettant le capital à une
fiscalité confiscatoire. L'ISF, déplafonné en 1995 puis durci avec la hausse
des taux et la non-réévaluation du barème, en est le symbole. Avec à la clé le
départ de plus de 100 milliards de capitaux représentant de 10 à 12 milliards
de moins-values fiscales par an pour un produit net de 3,2 milliards d'euros.
Avec à la clé la perte de contrôle du capitalisme national, puisque 47 % du CAC
40 appartient à des investisseurs étrangers (contre 10% pour les entreprises
américaines) et que la liquidation des capitalistes français laisse le champ
libre aux tycoons des pays émergents, comme l'a montré le rachat d'Arcelor par
Mittal. Avec à la clé la fuite du patrimoine humain de la nation, du fait de
l'exil d'un million de jeunes de moins de 35 ans depuis dix ans.
L'industrie financière, en
réalité, constitue un des atouts majeurs de la France dans la mondialisation.
Pour se moderniser, la France doit réhabiliter le travail mais aussi le
capital. Car le capital n'est pas l'ennemi, mais le meilleur allié du travail ■