LE MONDE | 03.03.07 | 14h34 • Mis à jour le 03.03.07
| 14h34
l y a 50 ans était signé le traité de Rome. Il y a 37 ans,
les Européens décidaient de regrouper leurs forces dans l'aéronautique civile
avec Airbus Industrie. Aujourd'hui, le constructeur doit supprimer des emplois
pour rester compétitif face à l'américain Boeing.
Après l'annonce qui a été faite de cette décision,
ouvriers, syndicalistes, élus politiques et même dirigeants de la firme se sont
précipités pour faire le dénombrement national des sacrifiés : 4 300 emplois en
France, 3 700 en Allemagne, 1 600 en Grande-Bretagne, 400 en Espagne. La France
a perdu ! L'Allemagne a gagné !
Comptant une à une les têtes coupées, ils pensent qu'il
existe des frontières contre les souffrances. Comme si, pour un Parisien, un
Marseillais, un Dijonnais, la suppression d'un emploi à Hambourg faisait
"moins mal" que la suppression d'un emploi à Nantes ? En quoi donc ?
Ce n'est vrai ni socialement ni économiquement. Comme si pour un Berlinois ou
un Francfortois, la suppression d'un emploi à Toulouse ne blessait pas. Quel
échec de l'esprit européen !
Ce que révèle la crise d'Airbus est affreux à voir : le
nationalisme survit, tapi derrière les fronts bas, y compris dans l'entreprise
phare de l'Union. Ce que révèle la crise d'Airbus est simple à voir : il faut
s'en débarrasser une fois pour toutes, laisser sortir les deux actionnaires de
départ qui veulent descendre et ne dirigent plus rien, Lagardère et Daimler ;
supprimer la gestion binationale franco-allemande, paralysante ; mettre fin aux
guerres intestines absurdes entre les nationalités ; ouvrir le capital pour le
banaliser ; installer une gouvernance normale au poste de pilotage de Louis
Gallois, le PDG.
Ce que révèle, enfin, la crise d'Airbus est désolant à
voir : la gauche n'aime que le rétro. L'extrême gauche veut " renationaliser"...
une entreprise européenne. Le PS réclame "un débat parlementaire",
alors que la session est suspendue à cause des élections. Vive le théâtre !
Ségolène Royal déclare qu'elle imposera un " moratoire" des licenciements
si elle est élue. Qui y croit ? Et, apothéose, huit régions ont annoncé vouloir
entrer au capital d'Airbus pour en contrôler la stratégie.
En vérité, l'Allemagne est en partie responsable de ce
prurit de chauvinisme. Fière sans oser le dire des Messerschmitt
d'avant-guerre, elle rêve d'avions et ne peut s'empêcher de penser que la
France la brime depuis le départ dans cette aventure Airbus. Elle n'a cessé de
réclamer plus mais sans pour autant faire les efforts nécessaires : ses
meilleurs ingénieurs préfèrent encore aller dans l'automobile et les erreurs de
câblage des A380 lui sont imputables. D'où un ressentiment permanent.
Cette fois, l'unité germanique a pu donner l'impression
d'être payée en retour par moins d'emplois supprimés et des parties d'avions
transférées de France en Allemagne (ce que M. Gallois nie). D'où la réaction
hyper-traditionnelle en France sous forme d'appel à l'Etat. Comme le
gouvernement français, pour une fois, n'a agi que discrètement, les régions
françaises se sont dit "à notre tour de jouer", et elles se sont
prises pour des Länder.
On hésite : est-ce que l'aéronautique pousse les bêtises à
voler haut ? Ou est-ce qu'en France il faut décidément raconter des bobards
pour être élu ? L'Etat peut faire beaucoup dans ce secteur stratégique. Elargir
les routes et les ponts pour que les morceaux de carlingue rejoignent Toulouse,
développer la recherche-développement en amont, accorder des facilités
d'emprunt pour financer les futurs appareils (encore que Boeing a porté plainte
contre ce mécanisme devant l'OMC), passer des commandes militaires.
Mais il ne peut pas espérer que sa présence au capital
permette de bloquer les licenciements, de "défendre l'emploi", selon
la gauche rétro. Faut-il rappeler que les nationalisations de 1982 n'ont évité
aucun licenciement, ni dans la sidérurgie, ni dans la chimie, ni dans les
télécommunications, ni dans les banques, ni nulle part ?
Ségolène Royal n'a pas prononcé le mot
d'"industrie" dans son discours du 11 février, lors de la
présentation de son "pacte présidentiel". Mais soit ! Le Parti
socialiste a comblé le vide et il a inscrit de "mettre en place une
politique industrielle capable de préparer l'avenir et de réduire les risques
de délocalisations" dans les 100 propositions de sa candidate. Il a
raison, la France ne peut pas miser seulement sur le tourisme, les services et
l'agriculture pour trouver sa place dans la spécialisation mondiale. Hélas,
cette déclaration de principe ne s'accompagne d'aucun contenu. Une
"politique industrielle" ? Mais laquelle ? Est-ce seulement annoncer
des " moratoires" sur les licenciements ?
On attend des idées autres que théâtrales. On lit à ce
propos que, selon Eric Chaney, économiste de la banque Morgan Stanley, le
décrochage de l'industrie française s'explique par trois causes. Un, une perte
de compétitivité-coût par rapport à l'Allemagne (Airbus aurait alors raison d'y
transférer du travail). Deux, un défaut d'innovation : seules un tiers des
entreprises françaises s'y livrent, contre 43 % en Grande-Bretagne, 51 % en
Allemagne, selon Eurostat. Trois, bouclez vos ceintures : un manque de
sous-traitance dans les pays à bas coûts de main-d'oeuvre, comme l'a compris
l'industrie allemande, redevenue championne mondiale de l'export.
La France ne délocalise pas assez ! Le PS devrait proposer
un immense plan Power 8 pour la France entière. Ce que révèle la crise d'Airbus
est, décidément, vraiment instructif.
Eric Le Boucher
Article paru dans l'édition du 04.03.07