C'EST un usage de nostre justice, d'en
condamner aucuns [quelques uns], pour l'advertissement des autres.
De les condamner, par ce qu'ils ont failly,
ce seroit bestise, comme dit Platon : Car ce qui est faict, ne se peut
deffaire : mais c'est afin qu'ils ne faillent plus de mesmes, ou qu'on
fuye l'exemple de leur faute.
On ne corrige pas celuy qu'on pend, on corrige
les autres par luy. Je fais de mesmes. Mes erreurs sont tantost naturelles et
incorrigibles et irremediables : Mais ce que les honnestes hommes
profitent au public en se faisant imiter, je le profiteray à l'avanture à me
faire eviter.
Nonne
vides Albi ut malè vivat filius, utque
Barrus inops ? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.
Publiant et accusant mes imperfections,
quelqu'un apprendra de les craindre. Les parties que j'estime le plus en moy,
tirent plus d'honneur de m'accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy j'y
retombe, et m'y arreste plus souvent. Mais quand tout est compté, on ne parle
jamais de soy, sans perte : Les propres condemnations sont tousjours
accreuës, les louanges mescruës.
Il en peut estre aucuns [quelques uns] de ma
complexion, qui m'instruis mieux par contrarieté que par similitude : et
par fuite que par suite. A cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton,
quand il dict, que les sages ont plus à apprendre des fols, que les fols des
sages : Et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite, avoir
accoustumé contraindre ses disciples d'aller ouyr un mauvais sonneur, qui
logeoit vis à vis de luy : où ils apprinssent à hayr ses desaccords et
fauces mesures. L'horreur de la cruauté me rejecte plus avant en la clemence
qu'aucun patron [modèle] de clemence ne me sçauroit attirer. Un bon escuyer ne
redresse pas tant mon assiette, comme fait un procureur, ou un Venitien à
cheval [vénitien et procureur ont la réputation de mal monter] : et une
mauvaise façon de langage, reforme mieux la mienne, que ne fait
Le plus fructueux et naturel exercice de
nostre esprit, c'est à mon gré la conference [conversation]. J'en trouve
l'usage plus doux, que d'aucune autre action de nostre vie. Et c'est la raison
pourquoy, si j'estois à ceste heure forcé de choisir, je consentirois plustost,
ce crois-je, de perdre la veuë, que l'ouyr ou le parler. Les Atheniens, et
encore les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs
Academies. De nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à
leur grand profit : comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui
n'eschauffe point : là où la conference, apprend et exerce en un coup. Si
je confere avec une ame forte, et un roide jousteur, il me presse les flancs,
me picque à gauche et à dextre : ses imaginations eslancent les miennes.
La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au dessus de
moy-mesmes. Et l'unisson, est qualité du tout
ennuyeuse en la conference.
Mais comme nostre esprit se
fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut
dire, combien il perd, et s'abastardit, par le continuel commerce, et
frequentation, que nous avons les avec esprits bas et maladifs [remarque très
importante du point de vue du blogueur de 2008]. Il n'est contagion qui
s'espande comme celle-là. Je sçay par assez d'experience, combien en vaut
l'aune. J'ayme à contester, et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes, et
pour moy : Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envy parade
de son esprit, et de son caquet, je trouve que c'est un mestier tres-messeant à
un homme d'honneur [c’est une question que je me pose souvent : le blog
n’est-il pas une forme d’exhibitionisme sans intérêt intellectuel ?].
La sottise est une mauvaise qualité, mais de
ne la pouvoir supporter, et s'en despiter et ronger, comme il m'advient, c'est
une autre sorte de maladie, qui ne doit guere à la sottise, en
importunité : Et est ce qu'à present je veux accuser du mien [moi de
même : j’ai du mal à supporter les idiots, sans oublier que j’en suis
sûrement un aux yeux de beaucoup.].
J'entre en conference et en
dispute, avec grande liberté et facilité : d'autant que l'opinion trouve
en moy le terrain mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes
racines : Nulles propositions m'estonnent, nulle creance me blesse,
quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne . Il n'est
si frivole et si extravagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la
production de l'esprit humain. Nous autres, qui privons nostre jugement du
droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses :
et si nous n'y prestons le jugement, nous y prestons aysement l'oreille. Où
l'un plat est vide du tout en la balance, je laisse vaciller l'autre, sous les
songes d'une vieille. Et me semble estre
excusable, si j'accepte plustost le nombre impair [suit une énumération de
supersttitions et de proverbes que Montaigne respecte par précaution] : le
Jeudy au prix du Vendredy : si je m'aime mieux douziesme ou quatorziesme,
que treziesme à table : si je vois plus volontiers un liévre costoyant,
que traversant mon chemin, quand je voyage : et donne plustost le pied
gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles revasseries, qui sont en
credit autour de nous, meritent aumoins qu'on les escoute. Pour moy, elles
emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encores sont en poids,
les opinions vulgaires et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui
ne s'y laisse aller jusques là, tombe à l'avanture au vice de l'opiniastreté,
pour eviter celuy de la superstition.
Les contradictions donc des jugemens,
ne m'offencent, n'y m'alterent : elles m'esveillent seulement et
m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y faudroit presenter et produire
notamment quand elle vient par forme de conference, non de regence. A chasque
opposition, on ne regarde pas si elle est juste ; mais, à tort, ou à
droit, comment on s'en défera : Au lieu d'y tendre les bras, nous y
tendons les griffes. Je souffrirois [supporterais] estre rudement heurté par
mes amis, Tu es un sot, tu resves : J'ayme entre les galants hommes, qu'on
s'exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensee. Il nous
faut fortifier l'ouye, et la durcir, contre cette tendreur du son ceremonieux
des parolles. J'ayme une societé, et familiarité forte, et virile : Une
amitié, qui se flatte en l'aspreté et vigueur de son commerce : comme
l'amour, és morsures et esgratigneures sanglantes.
Elle n'est pas assez vigoureuse et
genereuse, si elle n'est querelleuse : Si elle est civilisee et
artiste : Si elle craint le heurt, et a ses allures contraintes.
Neque enim disputari sine reprehensione potest.
Quand on me contrarie, on esveille
mon attention, non pas ma cholere : je m'avance vers celuy qui me
contredit, qui m'instruit. La cause de la verité, devroit estre la cause
commune à l'un et à l'autre : Que respondra-il ? la
passion du courroux luy a desja frappé le jugement : le trouble s'en est
saisi, avant la raison. Il seroit utile, qu'on passast par gageure, la decision
de nos disputes : qu'il y eust une marque materielle de nos pertes :
affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust dire : Il
vous cousta l'annee passee cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et
opiniastre.
Je festoye et caresse la verité en
quelque main que je la trouve, et m'y rends alaigrement, et luy tends mes armes
vaincues, de loing que je la vois approcher [je suis pareil : je tiens à
mes opinions, mais pas si durement qu’on n’arrive pas à me convaincre à me
convaincre de m’en défaire. C’est d’ailleurs un moment réjouissant : j’ai
longtemps pensé quelque chose et l’on vient me démontrer que c’est faux. Je
suis moins bête, j’ai appris, je découvre un autre point de vue. Quand j’accuse
la bêtise de certains commentaires, c’est leur inaptitude à me convaincre qui
m’encolère.]. Et pourveu qu'on n'y procede d'une troigne trop imperieusement
magistrale [quand même, on a sa fierté !], je prens plaisir à estre
reprins. Et m'accommode aux accusateurs, souvent plus, par raison de civilité,
que par raison d'amendement : aymant à gratifier et à nourrir la liberté
de m'advertir, par la facilité de ceder. Toutesfois il est malaisé d'y attirer
les hommes de mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils
n'ont pas le courage de souffrir à l'estre : Et parlent tousjours avec
dissimulation, en presence les uns des autres. Je prens si grand plaisir
d'estre jugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent, en quelle des deux
formes je le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si souvent, et
condamne, que ce m'est tout un, qu'un autre le
face : veu principalement que je ne donne à sa reprehension, que
l'authorité que je veux. Mais je romps paille avec celuy, qui se tient si haut
à la main : comme j'en cognoy quelqu'un, qui plaint son advertissement,
s'il n'en est creu : et prend à injure, si on estrive à le suivre. Ce que
Socrates recueilloit tousjours riant, les contradictions, qu'on opposoit à son
discours, on pourroit dire, que sa force en estoit cause : et que
l'avantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit, comme
matiere de nouvelle victoire. Toutesfois nous voyons au rebours, qu'il n'est
rien, qui nous y rende le sentiment si delicat, que l'opinion de la
préeminence, et desdaing de l'adversaire. Et que par raison, c'est au foible
plustost, d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent.
Je cherche à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que de
ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à
gens qui nous admirent et facent place. Anthistenes commanda à ses enfans, de
ne sçavoir jamais gré ny grace, à homme qui les louast. Je me sens bien plus
fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat,
je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je
ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse.
En fin, je reçois et advoue toute
sorte d'atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu'elles soient :
mais je suis par trop impatient, de celles qui se donnent sans forme. Il me
chaut peu de la matiere, et me sont les opinions unes, et la victoire du
subject à peu pres indiffente. Tout un jour je contesteray paisiblement, si la
conduicte du debat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la
subtilité, que je demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les jours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre
nous. S'ils se detraquent, c'est en incivilité : si faisons nous bien.
Mais leur tumulte et impatience, ne les devoye pas de leur theme. Leur propos
suit son cours. S'ils previennent l'un l'autre, s'ils ne s'attendent pas,
aumoins ils s'entendent. On respond tousjours trop bien pour moy, si on respond
à ce que je dits. Mais quand la dispute est trouble et des-reglee, je quitte la
chose, et m'attache à la forme, avec despit et indiscretion : et me jette
à une façon de debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy j'ay à rougir
apres [c’est exactement ce qui me turlupine sur mon blog : tant que les
critiques m’arrivent de manière posée, construite, j’y prends plaisir. Mais que
l’on verse dans la fatuité, dans le péremptoire, dans le cliché, je vois rouge.].
Il est impossible de traitter de
bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un
maistre si impetueux : mais aussi ma conscience. [C’est un écueil
fondamental des blogs : à force d’avoir à faire à des sots, on prend le
risque d’y perdre la clarté de son jugement. Par exemple, les commentaires du
blog de JM Aphatie sont nullissimes.]
Noz disputes devoient estre
defendues et punies, comme d'autres crimes verbaux. Quel vice n'esveillent
elles et n'amoncellent, tousjours regies et commandees par la cholere ?
Nous entrons en inimitié, premierement contre les raisons, et puis contre les
hommes. Nous n'apprenons à disputer que pour contredire : et chascun
contredisant et estant contredict, il en advient que le fruit du disputer,
c'est perdre et aneantir
A quoy faire vous mettez vous en voye de
quester ce qui est, avec celuy qui n'a ny pas, ny alleure qui vaille ? On
ne fait point tort au subject, quand on le quicte, pour voir du moyen de le
traicter. Je ne dis pas moyen scholastique et artiste, je dis moyen naturel,
d'un sain entendement. Que sera-ce en fin ? l'un
va en Orient, l'autre en Occident : Ils perdent le principal, et
l'escartent dans la presse des incidens. Au bout d'une heure de tempeste, ils
ne sçavent ce qu'ils cherchent : l'un est bas, l'autre haut, l'autre
costier. Qui se prend à un mot et une similitude. Qui ne sent plus ce qu'on luy
oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suivre, non pas à vous.
Qui se trouvant foible de reins, craint tout, refuse tout, mesle dez l'entree,
et confond le propos : ou sur l'effort du debat, se mutine à se taire tout
plat : par une ignorance despite, affectant un orgueilleux mesprix :
ou une sottement modeste fuitte de contention. Pourveu que cettuy-cy frappe, il
ne luy chaut combien il se descouvre : L'autre compte ses mots, et les poise pour raisons. Celuy-là ny employe que l'avantage
de sa voix, et de ses poumons. En voyla un qui conclud contre soy-mesme :
et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions inutiles : Cet
autre s'arme de pures injures, et cherche une querelle d'Alemaigne, pour se
deffaire de la societé et conference d'un esprit, qui presse le sien. Ce
dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiegé sur la closture
dialectique de ses clauses, et sur les formules de son art.
Or qui n'entre en deffiance des sciences, et
n'est en doubte, s'il s'en peut tirer quelque solide fruict, au besoin de la
vie : à considerer l'usage que nous en avons ? Nihil sanantibus
litteris. Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? Nec ad melius
vivendum, nec ad commodius disserendum. Voit-on plus de barbouillage au
caquet des harengeres, qu'aux disputes publiques des hommes de cette
profession ? J'aymeroy mieux, que mon fils apprint aux tavernes à parler,
qu'aux escholes de la parlerie [Et toc pour l’ENA !]. Ayez un maistre és
arts, conferez avec luy, que ne nous fait-il sentir cette excellence
artificielle, et ne ravit les femmes, et les ignorans comme nous sommes, par
l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un
homme si avantageux en matiere, et en conduicte, pourquoy mesle-il à son
escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon,
sa robbe, et son Latin, qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et
tout creu, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis. Il me semble de
cette implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent, qu'il
en va comme des joueurs de passe-passe : leur soupplesse combat et force
nos sens, mais elle n'esbranle aucunement nostre creance : hors ce
bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour estre plus sçavans,
ils n'en sont pas moins ineptes.
J'ayme et honore le sçavoir, autant que ceux
qui l'ont. Et en son vray usage, c'est le plus noble et puissant acquest des
hommes : Mais en ceux-là (et il en est un nombre infiny de ce genre) qui
en establissent leur fondamentale suffisance et valeur : qui se rapportent
de leur entendement à leur memoire, sub aliena umbra latentes : et
ne peuvent rien que par livre : je le hay, si je l'ose dire, un peu plus
que
Quelle plus grande victoire attendez vous, que d'apprendre à vostre ennemy qu'il ne vous
peut combattre ? Quand vous gaignez l'avantage de vostre proposition,
c'est la verité qui gaigne : quand vous gaignez l'avantage de l'ordre, et
de la conduitte, c'est vous qui gaignez. Il m'est advis qu'en Platon et en
Xenophon Socrates dispute plus, en faveur des disputants qu'en faveur de la
dispute : et pour instruire Euthydomus et Protagoras de la cognoissance de
leur impertinence, plus que de l'impertinence de leur art. Il empoigne la
premiere matiere, comme celuy qui a une fin plus utile que de l'aisclaircir,
assavoir esclaircir les esprits, qu'il prend à manier et exercer. L'agitation
et la chasse est proprement de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de
la conduire mal et impertinemment : de faillir à la prise, c'est autre
chose. Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder à
une plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disoit Democritus, cachee dans
le fonds des abysmes : mais plustost eslevee en hauteur infinie en la
cognoissance divine. Le monde n'est qu'une escole d'inquisition. Ce n'est pas à
qui mettra dedans, mais à qui fera les plus belles
courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit vray, que celuy qui dit
faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire. Mon
humeur est de regarder autant à la forme, qu'à la substance : autant à
l'advocat qu'à la cause, comme Alcibiades ordonnoit qu'on fist.
Et tous les jours m'amuse à lire en des
autheurs, sans soing de leur science : y cherchant leur façon, non leur
subject. Tout ainsi que je poursuy la communication de quelque esprit fameux,
non affin qu'il m'enseigne, mais affin que je le cognoisse, et que le
cognoissant, s'il le vaut, je l'imite [c’est la démarche de tout amateuren quoi
que ce soit : on commence par imiter les autorités, puis, ce faisant, on
se forge sur propre goût, sa propre manière.].
Tout homme peut dire
veritablement, mais dire ordonnement, prudemment, et suffisamment, peu d'hommes
le peuvent. Par ainsi la fauceté qui vient d'ignorance, ne m'offence
point : c'est l'ineptie. J'ay rompu plusieurs marchez qui m'estoient
utiles, par l'impertinence de la contestation de ceux, avec qui je marchandois.
Je ne m'esmeux pas une fois l'an, des fautes de ceux sur lesquels j'ay
puissance : mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs
allegations, excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes tous les
jours à nous en prendre à la gorge. Il n'entendent ny
ce qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme : c'est pour
desesperer. Je ne sens heurter rudement ma teste, que par une autre teste. Et
entre plustost en composition avec le vice de mes gens, qu'avec leur temerité,
importunité et leur sottise. Qu'ils facent moins, pourveu qu'ils soient
capables de faire. Vous vivez en esperance d'eschauffer leur volonté : Mais
d'une souche, il n'y a ny qu'esperer, ny que jouyr qui vaille.
Or quoy, si je prens les choses autrement
qu'elles ne sont ? Il peut estre. Et pourtant j'accuse mon impatience. Et
tiens, premierement, qu'elle est esgallement vitieuse en celuy qui a droit,
comme en celuy qui a tort : Car c'est tousjours un'aigreur tyrannique, de
ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne : Et puis, qu'il n'est à
la verité point de plus grande fadese, et plus constante, que de s'esmouvoir et
piquer des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous : et ce philosophe du temps passé n'eust
jamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fust consideré. Mison
l'un des sept sages, d'une humeur Timoniene et Democritiene interrogé, dequoy
il rioit seul : De ce que je ris seul : respondit-il.
Combien de sottises dis-je, et respons-je
tous les jours, selon moy : et volontiers donq combien plus frequentes,
selon autruy ? Si je m'en mors les levres, qu'en doivent faire les
autres ? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser la riviere
courre sous le pont, sans nostre soing : ou à tout le moins, sans nostre
alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu'un
qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouvons souffrir le rencontre d'un
esprit mal rangé, sans nous mettre en cholere ? Cette vitieuse aspreté
tient plus au juge, qu'à
Stercus
cuique suum bene olet.
Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent
fois le jour, nous nous moquons de nous sur le subject de nostre voysin, et
detestons en d'autres, les defauts qui sont en nous plus clairement : et les
admirons d'une merveilleuse impudence et inadvertence. Encores hier je fus à
mesmes, de veoir un homme d'entendement se moquant autant plaisamment que
justement, de l'inepte façon d'un autre, qui rompt la teste à tout le monde du
registre de ses genealogies et alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se
jettent plus volontiers sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus
doubteuses et moins seures) et luy s'il eust reculé sur soy, se fust trouvé non
guere moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogative de
la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle la femme se voit
armee par les mains de son mary mesme ! S'il entendoit du Latin, il luy
faudroit dire,
Agesi
hæc non insanit satis sua sponte, instiga.
Je ne dis pas, que nul n'accuse,
qui ne soit net : car nul n'accuseroit : voire ny net, en mesme sorte
de tache. Mais j'entens, que nostre jugement chargeant sur un autre, duquel
pour lors il est question, ne nous espargne pas, d'une interne et severe jurisdiction.
C'est office de charité, que, qui ne peut oster un vice en soy, cherche ce
neantmoins à l'oster en autruy : où il peut avoir moins maligne et
revesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à celuy, qui m'advertit de
ma faute, dire qu'elle est aussi en luy. Quoy pour cela ? Tousjours
l'advertissement est vray et utile. Si nous avions bon nez, nostre ordure nous
devroit plus puïr, d'autant qu'elle est nostre. Et Socrates est d'advis, que
qui se trouveroit coupable, et son fils, et un estranger, de quelque violence
et injure, devroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de la
justice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau :
Secondement pour son fils : et dernierement pour l'estranger. Si ce
precepte prend le ton un peu trop haut : au moins se doibt il presenter le
premier, à la punition de sa propre conscience.
Les sens sont nos propres et premiers juges,
qui n'apperçoivent les choses que par les accidens externes : et n'est
merveille, si en toutes les pieces du service de nostre societé, il y a un si
perpetuel, et universel meslange de ceremonies et apparences
superficielles : si que la meilleure et plus effectuelle part des polices
[usages], consiste en celà. C'est tousjours à l'homme que nous avons affaire,
duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux [les protestants]
qui nous ont voulu bastir ces annees passees, un exercice de religion, si
contemplatif et immateriel, ne s'estonnent point, s'il s'en trouve, qui
pensent, qu'elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit
parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de division et de part, plus
que par soy-mesmes. Comme en
Je hay toute sorte de tyrannie, et la
parliere, et l'effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines
circonstances, qui pipent nostre jugement par les sens : et me tenant au
guet de ces grandeurs extraordinaires, ay trouvé que ce sont pour le plus, des
hommes comme les autres :
Rarus
enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.
A l'avanture les estime lon, et apperçoit
moindres qu'ils ne sont, d'autant qu'ils entreprennent plus, et se montrent
plus, ils ne respondent point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ayt plus
de vigueur, et de pouvoir au porteur, qu'en
Humani
qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum
Velavit, nudàsque nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.
A ceux pareillement, qui nous
regissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n'est pas assez
d'avoir un entendement commun : de pouvoir ce que nous pouvons. Ils sont
bien loing au dessoubs de nous, s'ils ne sont bien loing au dessus. Comme ils
promettent plus, ils doivent aussi plus. [Phrase terrible qui condamnent tous
les politiciens français contemporains qui ont tant promis et si peu tenu] Et
pourtant leur est le silence, non seulement contenance de respect et gravité,
mais encore souvent de profit et de mesnage : Car Megabysus estant allé
voir Apelles en son ouvrouer, fut long temps sans mot dire : et puis
commença à discourir de ses ouvrages. Dont il reçeut cette rude reprimende :
Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque grande chose, à cause de
tes cheines et de ta pompe : mais maintenant, qu'on t'a ouy parler, il
n'est pas jusques aux garsons de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces
magnifiques atours, ce grand estat, ne luy permettoient point d'estre ignorant
d'une ignorance populaire : et de parler impertinemment de la
peinture : Il devoit maintenir muet, cette externe et presomptive
suffisance. A combien de sottes ames en mon temps, a servy une mine froide et taciturne,
de tiltre de prudence et de capacité ? [Voilà ce que n’a pas compris
Sarkozy]
Les dignitez, les charges, se donnent
necessairement, plus par fortune que par merite : et a lon tort souvent de
s'en prendre aux Roys. Au rebours c'est merveille qu'ils y ayent tant d'heur, y
ayans si peu d'adresse : Principis est virtus maxima, nosse suos.
Car la nature ne leur a pas donné la veuë, qui se puisse estendre à tant de
peuple, pour en discerner la precellence : et perser nos poitrines, où
loge la cognoissance de nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut
qu'ils nous trient par conjecture, et à tastons : par la race, les
richesses, la doctrine, la voix du peuple : tres-foibles argumens. Qui
pourroit trouver moyen, qu'on en peust juger par justice, et choisir les hommes
par raison, establiroit de ce seul trait, une parfaite forme de police.
Ouy mais, il a mené à poinct ce grand
affaire. C'est dire quelque chose ; mais ce n'est pas assez dire. Car
cette sentence est justement receuë, Qu'il ne faut pas juger les conseils par
les evenemens. Les Carthaginois punissoient les mauvais advis de leurs
Capitaines, encore qu'ils fussent corrigez par une heureuse yssue. Et le peuple
Romain a souvent refusé le triomphe à des grandes et tres-utiles victoires, par
ce que la conduitte du chef ne respondoit point à son bon heur. On s'apperçoit
ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre,
combien elle peut en toutes choses : et qui prent plaisir à rabatre nostre
presomption : n'ayant peu faire les mal-habiles sages, elles
les fait heureux, à l'envy de
Fata
viam inveniunt.
L'issuë authorise souvent une tres inepte
conduite. Nostre entremise n'est quasi qu'une routine : et plus
communement consideration d'usage, et d'exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de l'affaire, j'ay autrefois sçeu
par ceuz qui l'avoient mené à fin, leurs motifs et leur addresse : je n'y
ay trouvé que des advis vulgaires : et les plus vulgaires et usitez, sont
aussi peut estre, les plus seurs et plus commodes à la pratique, sinon à la
montre : Quoy si les plus plattes raisons, sont les mieux assises :
les plus basses et lasches, et les plus battues, se couchent mieux aux
affaires ? Pour conserver l'authorité du conseil des Roys, il n'est pas
besoing que les personnes profanes y participent, et y voyent plus avant que de
la premiere barriere. Il se doibt reverer à credit et en bloc, qui en veut
nourrir
Permitte
divis cætera.
L'heur et le mal'heur, sont à mon gré deux
souveraines puissances. C'est imprudence, d'estimer que l'humaine prudence
puisse remplir le rolle de
Je dis plus, que nostre sagesse mesme et
consultation, suit pour la plus part la conduicte du hazard. Ma volonté et mon
discours, se remue tantost d'un air, tantost d'un autre : et y a plusieurs
de ces mouvemens, qui se gouvernent sans moy : Ma raison à des impulsions
et agitations journallieres, et casuelles :
Vertuntur
species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
Qu'on regarde qui sont les plus puissans aux
villes, et qui font mieux leurs besongnes : on trouvera ordinairement, que
ce sont les moins habiles : Il est advenu aux femmelettes, aux enfans, et
aux insensez, de commander des grands estats, à l'esgal des plus suffisans
Princes : Et y rencontrent (dit Thucydides) plus ordinairement les
grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur bonne fortune à
leur prudence.
ut
quisque Fortuna utitur,
Ita præcellet : atque exinde sapere illum omnes dicimus.
Parquoy je dis bien, en toutes façons, que
les evenemens, sont maigres tesmoings de nostre prix et capacité.
Or j'estois sur ce poinct, qu'il ne faut que
voir un homme eslevé en dignité : quand nous l'aurions cogneu trois jours
devant, homme de peu : il coule insensiblement en nos opinions, une image
de grandeur, de suffisance, et nous persuadons que croissant de train et de
credit, il est creu de merite. Nous jugeons de luy non selon sa valeur :
mais à la mode des getons, selon la prerogative de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu'il retombe et se mesle à la presse : chacun s'enquiert
avec admiration de la cause qui l'avoit guindé si haut. Est-ce luy ? faict on : n'y sçavoit il autre chose quand il y
estoit ? les Princes se contentent ils de si
peu ? nous estions vrayement en bonnes mains.
C'est chose que j'ay veu souvent de mon temps. Voyre et le masque des
grandeurs, qu'on represente aux comedies, nous touche aucunement et nous pippe.
Ce que j'adore moy-mesmes aux Roys, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute
inclination et soubsmission leur est deuë, sauf celle de l'entendement :
Ma raison n'est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux.
Melanthius interrogé ce qu'il luy sembloit de
la tragedie de Dionysius : Je ne l'ay, dit-il, point veuë, tant elle est
offusquee de langage : Aussi la pluspart de ceux qui jugent les discours
des grans, debvroient dire : Je n'ay point entendu son propos, tant il
estoit offusqué de gravité, de grandeur, et de majesté.
Antisthenes suadoit un jour aux Atheniens,
qu'ils commandassent, que leurs asnes fussent aussi bien employez au labourage
des terres, comme estoyent les chevaux : sur quoy il luy fut respondu, que
cet animal n'estoit pas nay à un tel service : C'est tout un, repliqua
il ; il n'y va que de vostre ordonnance : car les plus ignorans et
incapables hommes, que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne
laissent pas d'en devenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y
employez.
A quoy touche l'usage de tant de peuples, qui
canonizent le Roy, qu'ils ont faict d'entre eux, et ne se contentent point de
l'honnorer, s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies de
son Sacre sont parachevees, n'osent plus le regarder au visage : ains
comme s'ils l'avoient deifié par sa royauté, entre les serments qu'ils luy font
jurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez, d'estre
vaillant, juste et debonnaire : il jure aussi, de faire marcher le soleil
en sa lumiere accoustumee : d'esgouster les nuees en temps opportun :
courir aux rivieres leurs cours : et faire porter à la terre toutes choses
necessaires à son peuple.
Je suis divers à cette façon
commune : et me deffie plus de la suffisance, quand je la vois accompagnée
de grandeur de fortune, et de recommandation populaire. Il nous fault prendre
garde, combien c'est, de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre
le propos, ou le changer, d'une authorité magistrale : de se deffendre des
oppositions d'autruy, par un mouvement de teste, un sousrire, ou un silence,
devant une assistance, qui tremble dereverence et de respect. [encore une fois, Sarko devrait lire Montaigne]
Un homme de monstrueuse fortune, venant
mesler son advis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en sa
table, commença justement ainsi : Ce ne peut estre qu'un menteur ou
ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyvez cette poincte philosophique, un
poignart à la main.
Voicy un autre advertissement, duquel je tire
grand usage. C'est qu'aux disputes et conferences, tous les mots qui nous
semblent bons, ne doivent pas incontinent estre acceptez. La plus part des
hommes sont riches d'une suffisance estrangere. Il peut bien advenir à tel, de
dire un beau traict, une bonne responce et sentence, et la mettre en avant,
sans en cognoistre
Qu'ils circonscrivent et restreignent un peu
leur sentence : Pourquoy c'est ; par où c'est. Ces jugements universels,
que je voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent tout un
peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance, le salüent
et remarquent nommement et particulierement. Mais c'est une hazardeuse
entreprinse. D'où j'ay veu plus souvent que tous les jours, advenir que les
esprits foiblement fondez, voulants faire les ingenieux à remarquer en la
lecture de quelque ouvrage, le point de la beauté : arrester leur
admiration, d'un si mauvais choix, qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de
l'autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est
seure : Voyla qui est beau : oyant oüy une entiere page de Vergile.
Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par espaulettes, et
de jugement expres et trié, vouloir remarquer par où un bon autheur se
surmonte : poisant les mots, les phrases, les inventions et ses diverses
vertus, l'une apres l'autre : Ostez vous de là. Videndum est non modo,
quid quisque loquatur, sedetiam, quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa
quisque sentiat. J'oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils
disent une bonne chose sçachons jusques où ils la cognoissent, voyons par où
ils
Vous leur prestez
La sottise et desreglement de
sens, n'est pas chose guerissable par un traict d'advertissement. Et pouvons
proprement dire de cette reparation, ce que Cyrus respond à celuy, qui le
presse d'exhorter son ost [armée], sur le point d'une bataille : Que les
hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ, par une bonne
harangue : non plus qu'on ne devient incontinent musicien, pour ouyr une
bonne chanson. Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts avant la main,
par longue et constante institution.
Nous devons ce soing aux nostres,
et certe assiduité de correction et d'instruction : mais d'aller prescher
le premier passant, et regenter l'ignorance ou ineptie du premier rencontré,
c'est un usage auquel je veux grand mal. Rarement le fais-je, aux propos mesme
qui se passent avec moy, et quitte plustost tout, que de venir à ses
instructions reculees et magistrales. Mon humeur n'est propre, non plus à parler
qu'à escrire, pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que je les juge, je ne me jette jamais à
la traverse, ny de parole ny de signe. Au demeurant rien ne me despite tant en
la sottise, que, dequoy elle se plaist plus, que aucune raison ne se peut
raisonnablement plaire.
C'est mal'heur, que la prudence
vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoye tousjours
mal content et craintif : là où l'opiniastreté et la temerité, remplissent
leurs hostes d'esjouïssance et d'asseurance. C'est au plus mal habiles de
regarder les autres hommes par dessus l'espaule, s'en retournans tousjours du
combat, pleins de gloire et d'allegresse. Et le plus souvent encore cette
outrecuidance de langage et gayeté de visage, leur donné gaigné, à l'endroit de
l'assistance, qui est communément foible et incapable de bien juger, et
discerner les vrays advantages. L'obstination et ardeur d'opinion, est la plus
seure preuve de bestise. Est il rien certain, resolu,
dedeigneux, contemplatif, serieux, grave, comme l'asne ? [Et vlan pour les
graves «experts» télévisuels, par exemple]
Pouvons nous pas mesler au tiltre
de la conference et communication, les devis poinctus et coupez que l'alegresse
et la privauté introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifvement les uns les autres ? Exercice auquel ma gayeté naturelle me rend
assez propre : Et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet autre exercice
que je viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingenieux, ny moins
profitable, comme il sembloit à Lycurgus [j’accepte mieux les commentaires, même
sévères, si ils montrent quelque humour léger – qui est différent de l’ironie
méchante]. Pour mon regard j'y apporte
plus de liberté que d'esprit, et y ay plus d'heur que d'invention : mais
je suis parfaict en la souffrance : car j'endure la revenche, non
seulement aspre, mais indiscrete aussi, sans alteration. Et à la charge qu'on me
fait, si je n'ay dequoy repartir brusquement sur le champ, je ne vay pas
m'amusant à suivre cette poincte, d'une contestation ennuyeuse et lasche,
tirant à l'opiniastreté : Je la laisse passer, et baissant joyeusement les
oreilles, remets d'en avoir ma raison à quelque heure meilleure : Il n'est
pas marchant qui tousjours gaigne. La plus part changent de visage, et de voix,
où la force leur faut : et par une importune cholere, au lieu de se
venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience. En cette
gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes de nos imperfections,
lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offence : et nous
entradvertissons utilement de nos deffauts.
Il y a d'autres jeux de main, indiscrets et
aspres, à la Françoise : que je hay mortellement : J'ay la peau
tendre et sensible : J'en ay veu en ma vie, enterrer deux Princes de
nostre sang royal. Il fait laid se battre en s'esbatant.
Au reste, quand je veux juger de quelqu'un,
je luy demande, combien il se contente de soy : jusques où son parler où
sa besongne luy plaist. Je veux eviter ces belles excuses, Je le fis en me
joüant :
Ablatum
mediis opus est incudibus istud :
je n'y fus pas une heure : je ne l'ay reveu depuis.
Or dis-je, laissons donc ces pieces, donnez m'en une qui vous represente bien
entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis : que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage ? est-ce ou cette partie, ou cette cy ? la grace, ou la matiere, ou l'invention, ou le jugement, ou
Il y a plusieurs livres utiles à raison de
leurs subjects, desquels l'autheur ne tire aucune recommandation : Et des
bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. J'escriray la
façon de nos convives, et de nos vestemens : et l'escriray de mauvaise
grace : je publieray les edicts de mon temps, et les lettres des Princes
qui passent és mains publiques : je feray un abbregé sur un bon livre (et
tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé) lequel livre viendra à se
perdre : et choses semblables. La posterité retirera utilité singuliere de
telles compositions : moy quel honneur, si ce n'est de ma bonne
fortune ? Bonne part des livres fameux, sont de cette condition.
Quand je leuz Philippes de Comines, il y a
plusieurs annees, tresbon autheur certes ; j'y remarquay ce mot pour non
vulgaire : Qu'il se faut bien garder de faire tant de service à son
maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la juste recompence. Je devois louer
l'invention, non pas luy. Je la rencontray en Tacitus, il n'y a pas long
temps : Beneficia eo usque læta sunt, dum videntur exolvi posse, ubi
multum antevenere, pro gratia odium redditur. Et Seneque vigoureusement. Nam
qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat. Q. Cicero d'un
biais plus lasche : Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo
modo potest.
Le subject selon qu'il est, peut faire
trouver un homme sçavant et memorieux : mais pour juger en luy les parties
plus siennes, et plus dignes, la force et beauté de son ame : il faut
sçavoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point : et en ce qui n'est pas
sien, combien on luy doibt en consideration du choix, disposition, ornement, et
langage qu'il a forny. Quoy, s'il y a emprunté la matiere, et empiré la
forme ? comme il advient souvent. Nous autres qui
avons peu de practique avec les livres, sommes en cette peine : que quand
nous voyons quelque belle invention en un poëte nouveau, quelque fort argument
en un prescheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons prins
instruction de quelque sçavant, si cette piece leur est propre, ou si elle est
estrangere. Jusques lors je me tiens tousjours sur mes gardes.
Je viens de courre d'un fil, l'histoire de
Tacitus (ce qui ne m'advient guere, il y a vingt ans que je ne mis en livre,
une heure de suite) et l'ay faict, à la suasion d'un gentil-homme que la France
estime beaucoup : tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme
de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs freres qu'ils sont. Je ne
sçache point d'autheur, qui mesle à un registre public, tant de consideration
des moeurs, et inclinations particulieres. Et me semble le rebours, de ce qu'il
luy semble à luy : qu'ayant specialement à suivre les vies des Empereurs
de son temps, si diverses et extremes, en toute sorte de formes : tant de
notables actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subjects :
il avoit une matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer, que s'il
eust eu à dire des batailles et agitations universelles. Si que souvent je le
trouve sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit nous
fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d'Histoire, est de beaucoup la
plus utile : Les mouvemens publics, dependent plus de la conduicte de la
fortune, les privez de
J'ay principalement consideré son jugement,
et n'en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces mots de la lettre que
Tibere vieil et malade, envoyoit au Senat : Que vous escririray-je
messieurs, ou comment vous escriray-je, ou que ne vous escriray-je point, en ce temps ? Les dieux, et les deesses me
perdent pirement, que je ne me sens tous les jours perir, si je le sçay. Je
n'apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement, à un poignant remors
qui tourmente la conscience de Tibere : Aumoins lors que j'estois à mesme,
je ne le vis point.
Cela m'a semblé aussi un peu lasche, qu'ayant
eu à dire, qu'il avoit exercé certain honnorable magistrat à Rome, il s'aille
excusant que ce n'est point par ostentation, qu'il l'a dict : Ce traict me
semble bas de poil, pour une ame de sa sorte : Car le n'oser parler
rondement de soy, accuse quelque faute de coeur : Un jugement roide et
hautain, et qui juge sainement, et seurement : il use à toutes mains, des
propres exemples, ainsi que de chose estrangere : et tesmoigne franchement
de luy, comme de chose tierce : Il faut passer par dessus ces regles
populaires, de la civilité, en faveur de la verité, et de
Si ses escrits rapportent aucune chose de ses
conditions : c'estoit un grand personnage, droicturier, et courageux, non
d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et genereuse. On le pourra
trouver hardy en ses tesmoignages : Comme où il tient, qu'un soldat
portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa
charge, si qu'elles y demeurerent attachees et mortes, s'estants departies des
bras. J'ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l'authorité de si grands
tesmoings.
Ce qu'il dit aussi, que Vespasian, par la
faveur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie une femme aveugle, en luy oignant
les yeux de sa salive : et je ne sçay quel autre miracle : il le fait
par l'exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registres des
evenements d'importance : Parmy les accidens publics, sont aussi les
bruits et opinions populaires. C'est leur rolle, de reciter les communes
creances, non pas de les regler. Cette part touche les Theologiens, et les
Philosophes directeurs des consciences. Pourtant tressagement, ce sien
compagnon et grand homme comme luy : Equidem plura transcribo quam
credo : Nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere quæ
accepi : et l'autre : Hæc neque affirmare neque refellere operæ
precium est : famæ rerum standum est. Et escrivant en un siecle,
auquel la creance des prodiges commençoit à diminuer, il dit ne vouloir
pourtant laisser d'inserer en ses annales, et donner pied à chose receuë de
tant de gens de bien, et avec si grande reverence de l'antiquité. C'est
tresbien dict. Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils reçoyvent, que
selon qu'ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere
que je traicte, et qui n'en dois compte à personne, ne m'en crois pourtant pas
du tout : Je hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me
deffie : et certaines finesses verbales dequoy je secoue les
oreilles : mais je les laisse courir à l'avanture, je voys qu'on s'honore
de pareilles choses : ce n'est pas à moy seul d'en juger. Je me presente
debout, et couché ; le devant et le derriere ; à droitte et à
gauche ; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en
force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m'en
presente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros, sont lasches
et imparfaicts.