Peut-on développer durable ?, par Michel Godet

LE MONDE | 12.12.07 | 13h48  •  Mis à jour le 12.12.07 | 13h48



Les modes changent et passent d'un mirage collectif à l'autre, sans même s'en rendre compte. Il y a vingt ans, l'actualité portait sur le modèle de management japonais. Il y a dix ans, le mirage de la nouvelle croissance portée par la nouvelle économie n'était pas moins difficile à dénoncer. Voilà qu'il est maintenant remplacé par celui du développement durable, qui serait remis en cause par le réchauffement de la planète et l'épuisement des ressources. [Il est totalement irrationnel de croire que l’homme peut épuiser les ressources dans une économie libre. Par contre, évidemment, l’économie communiste a largement prouvé ses possibilités dans ce domaine.]

 

La force du consensus est aveugle et exerce une pression de terrorisme intellectuel vis-à-vis de ceux qui s'interrogent sur ce curieux retour des tenants de la décroissance, que l'on croyait disparus avec le Club de Rome. Pourtant, les réserves prouvées de pétrole, estimées à 30 années de consommation mondiale en 1973, s'élevaient à 47 ans en 2003 et dépassent certainement le siècle à plus de 100 dollars le baril. Il y a pléthore de pétrole cher et un grand gisement d'économies d'énergies à exploiter.

S'il y a bien réchauffement [c’est loin d’être sûr], on peut discuter de ses origines d'autant que, d'après Claude Allègre, le lien de causalité avec l'augmentation du CO2 liée aux activités humaines depuis la révolution industrielle reste à prouver. Les carottages glaciaires montreraient plutôt, sur des millions d'années, de fortes variations de CO2 intervenant quelques centaines d'années après des périodes de réchauffement, dont les causes seraient à chercher du côté de l'activité du soleil et des volcans. On peut aussi rappeler que le précédent réchauffement, celui du Moyen Age, comparable dans son ampleur à celui qui nous est annoncé pour la fin du XXIe siècle, est présenté dans la littérature comme un petit optimum propice à l'expansion humaine. Il n'empêche qu'il faut bien lutter contre l'augmentation du CO2, qui menace les massifs coralliens et accentue l'effet de serre. Dans le doute, le principe de précaution s'impose, mais à condition de ne pas l'appliquer de manière intégriste.

Il s'agit bien de prendre des décisions dures sur des informations molles, c'est-à-dire d'engager des mesures conservatoires et de lancer des études pour mieux comprendre. Mais les décisions ne doivent pas être trop dures sur des informations trop molles. L'application maximaliste pourrait s'avérer dangereuse et être un frein à l'innovation. Si avant d'agir ou de lancer un produit, voire une recherche ou une expérimentation, on doit prouver que cela ne comporte aucun risque, on va forcément paralyser l'action. Il n'y a pas d'action sans risque et dans bien des cas le plus risqué serait de ne pas agir. Si on appliquait le principe de précaution, on ne ferait pas d'enfants !

Si le développement durable est potentiellement un levier pour l'innovation, le principe de précaution peut en constituer un frein. Il y a en France des freins réglementaires croissants à l'innovation, notamment en matière d'expérimentation animale ou végétale. On peut s'interroger sur les OGM et la recherche médicale sans pour autant les retarder chez nous, alors qu'ils se développeront de toute façon ailleurs. Notre deuxième poste excédentaire (après le tourisme), l'agroalimentaire, est ainsi menacé par un démantèlement inconsidéré de la PAC et par les concessions contradictoires aux écolos : rejet des pesticides et des OGM.

Les écolos rêvent d'un moratoire sur le développement du nucléaire, du démantèlement des centrales existantes et prônent des investissements faramineux dans des projets idéologiques d'infrastructures ou d'énergies renouvelables (il faut 28 000 éoliennes pour produire l'équivalent d'une tranche de centrale nucléaire), et tant pis pour nos paysages, nos champs bétonnés et nos oiseaux détruits ! La folie des biocarburants (il faut y consacrer 29 % des terres cultivables pour produire l'équivalent de 10 % de la consommation de pétrole) a fini par indexer les prix agricoles sur ceux du pétrole.

Bientôt il faudra choisir entre manger ou se déplacer, d'autant que nous n'avons que deux mois de consommation mondiale de blé en réserve. Ces freins sont d'autant plus regrettables que le développement durable est une extraordinaire chance à saisir par les entreprises : toute contrainte est une opportunité. Tous les défis de recyclage de retraitement, d'économie d'énergie sont porteurs de réponses innovantes et profitables. Dans le domaine alimentaire comme dans l'éthique de production, la traçabilité va s'imposer et entraîner le renforcement de la proximité et du raccourcissement des chaînes qui vont du producteur au consommateur. Bref, le développement durable va dans le sens d'une production locale : pourquoi produire ailleurs ce qui peut l'être ici sans coût de transport et émission de CO2 ? Il constitue une barrière non tarifaire aux importations lointaines de pays à bas coût.

Malheureusement, la France a, comme l'a relevé récemment Rémy Prud'homme ("Le choc de Grenelle est à venir", Le Monde du 30 octobre), un génie suicidaire à imaginer des réglementations brisant sa compétitivité et sa croissance comme hier la RTT et maintenant le Grenelle de l'environnement (et non du développement durable).

En organisant les assises de l'environnement et non celles du développement durable dans sa globalité, le nouveau gouvernement a révélé son caractère de néophyte en la matière, ce qui est inquiétant. Il aurait dû revenir aux sources d'un développement sustainable, c'est-à-dire négocié dans une vision de long terme entre les acteurs parties prenantes des trois piliers : environnemental, économique et social. La définition du développement durable date de 1987 (rapport Brundtland) : "Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs."

Tel qu'il est abordé en France, et même en Europe, le développement durable n'est pas soutenable. Il oublie que l'homme est au coeur du développement durable, il n'y a donc pas de développement durable sans enfants et pas de croissance sans berceaux. La question du suicide démographique de la vieille Europe est pourtant singulièrement absente des préoccupations. Il est vrai que pour les "Khmers verts", la disparition de l'homme blanc occidental et de l'économie de marché qui va avec serait une bonne nouvelle pour la nature : place aux loups, eux au moins ne polluent pas !

Il n'y a pas non plus de développement durable dans une société qui vit au-dessus de ses moyens en prenant dans la poche de ses enfants, en laissant filer la dette publique : chaque enfant qui naît aura l'équivalent de 120 000 euros à rembourser lorsqu'il sera actif au titre des engagements des générations précédentes (dette publique, plus retraites des fonctionnaires non provisionnées). Protéger l'héritage de la planète, c'est bien, mais à condition de ne pas oublier les héritiers ! Qui dénonce cet oubli ? Personne, ou presque. Il est "politiquement incorrect", à notre époque, de défendre les enfants aussi bien que les baleines.


Michel Godet est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, membre de l'Académie des technologies.

 

Article paru dans l'édition du 13.12.07