Cela semble un siècle, et pourtant c'était il y a moins d'un
an. En novembre 2006, en imposant son style et sa thématique, Ségolène Royal gagnait
haut la main la primaire socialiste avec plus de 60 % des suffrages des
militants, et caracolait en tête dans les sondages d'intentions de vote aussi
bien au premier qu'au second tour. Et qui se souvient encore que l'avance de
Ségolène Royal dans les sondages a duré jusqu'en janvier ? Que s'est-il passé
entre janvier et avril pour qu'une élection gagnable se transforme en défaite
inéluctable ? Pour répondre à cette question, il faut identifier et analyser
les principaux choix faits par la candidate.
Une campagne électorale c'est d'abord un rythme. Donner la
cadence permet d'influer sur l'agenda des médias, d'imposer sa thématique et de
prendre ainsi l'ascendant sur ses adversaires. En choisissant de ne rien faire
d'autre jusqu'au 11 février que les débats participatifs, sans même les mettre
en scène, Ségolène Royal a pris un retard qu'elle n'a jamais pu rattraper. Ses
cafouillages ou ses dérobades dans ses déplacements ou ses interviews n'ont été
que les symptômes de cette insuffisante maîtrise du temps. Les médias,
sensibles à cette désynchronisation pouvant aller jusqu'au contretemps, ont eu
tendance à traiter ses temps forts, qu'il s'agisse du discours du 11 février à Villepinte
ou de l'émission du 19 février sur TF1, comme des gestes de la dernière chance.
D'où cette campagne chaotique, improvisée, faite de relances successives qui
ressemblaient à un éternel début de campagne, et créaient une dynamique du
doute.
Vient ensuite la façon de traiter ses concurrents. En
politique il faut choisir, même l'angle d'attaque de son adversaire. Nicolas
Sarkozy pouvait être "un clone de Le Pen" ou "un Chirac avec des
piles neuves", il ne pouvait pas être les deux à la fois. Choisir le
premier terme de l'alternative était la pire des solutions pour Ségolène Royal et
la meilleure pour son adversaire.
En diabolisant Nicolas Sarkozy, elle a contribué à
crédibiliser son offensive auprès des électeurs potentiels de Jean-Marie Le Pen
et l'a aidé à siphonner le capital électoral de l'extrême droite en réunifiant l'électorat
de droite dès le premier tour. Elle a du même coup entériné le fait qu'il
n'était pas le candidat de l'héritage chiraquien, ce qui veut dire qu'elle a
validé et cautionné la partie la plus délicate du positionnement de M. Sarkozy
: apparaître comme un candidat de rupture,qui n'avait pas à défendre le bilan
des gouvernements de M. Chirac auxquels il a pourtant participé à des postes
clés. Qu'est ce que la diabolisation a apporté en contrepartie ? Elle a juste
surmobilisé unélectorat déjà acquis sans vraiment convaincre les autres.
Un autre choix essentiel concernait le positionnement de la
candidate et ses rapports avec le parti qui la soutenait. Depuis Epinay, la
relation du PS avec l'électorat de centre gauche repose sur un pacte implicite que
l'on peut formuler ainsi : /"Notre programme est inapplicable, mais rassurez-vous,
nous le savons et nous ne l'appliquerons pas."/ Pas très glorieux, mais
efficace, puisque cet électorat a été fixé dès le premier tour par les
candidats socialistes à la présidentielle sans interruption
de 1974 à 2002 inclus. Ce pacte implicite permettait au PS
de poursuivre sa quête obsessionnelle d'un électorat populaire introuvable, à
coups de promesses intenables.
En s'opposant au PS, à ses moeurs et à son double langage, en mettant la morale au poste de commande, Ségolène Royal a brisé le pacte implicite.
Et elle n'a rien proposé à la place. Pire même, le caractère
illuminé de certaines de ses interventions, l'insistance mise sur la logique de
l'honneur et le respect de la parole donnée ont généré, chez cet électorat
modéré, le sentiment qu'une fois arrivée au pouvoir, elle ne pourrait rien
faire d'autre qu'appliquer ce programme inapplicable. Un nombre croissant
d'électeurs de centre gauche a cherché un candidat d'opposition alternatif et
s'est tourné vers François Bayrou. Qu'a fait Ségolène Royal face à cette
hémorragie ? Rien. Elle a laissé filer de 5 % à 6 % de son électorat naturel
sans réagir.
L'absence de réactions s'explique notamment par le fait que la candidate a choisi de s'opposer aux hommes du PS plutôt qu'à ses propositions. La solitude plutôt que la rénovation à marche forcée. Ce choix a été fondé sur un calcul politique étrange et qui s'est révélé faux : il est possible de gagner une présidentielle uniquement sur les valeurs, en faisant l'impasse sur les propositions. En réalité, le couple valeurs-propositions est indissociable, et la cohérence entre les deux est une clé de la victoire. Le pire des cas est l'incohérence.
Quand, à Villepinte, Ségolène Royal fustige la dette et sa
prise en otage des générations futures, puis enchaîne sur un catalogue de nouvelles
dépenses publiques non financées, en oubliant voire en aggravant la dette, elle
décrédibilise le système de valeurs sur lequel elle a tout misé. En outre,
discourir uniquement sur les valeurs fait courir le risque de l'inconsistance.
Le "donnant donnant", à force de manquer de substance, a fini par
ressembler à une coquille vide.
Ces quelques erreurs sont à l'origine de l'écart substantiel
entre les deux principaux candidats au premier tour de l'élection
présidentielle, le déficit d'électeurs de centre gauche de l'une se cumulant au
surplus d'électeurs de droite extrême de l'autre. Et cet écart a rendu le
second tour anecdotique. Ni la pugnacité - qui a révélé un tempérament -, ni le
dialogue avec François Bayrou - improvisé et sans perspective politique sérieuse,
mais qui a levé un tabou -, ni le face-à-face télévisé - qui a permis de
vérifier une fois de plus que l'agressivité mal maîtrisée passait mal à la
télévision, même quand on est une femme - n'ont changé la donne. Le seul moment
surprenant a été cette minute surréaliste, au soir du second tour, où Ségolène
Royal a proposé à ses électeurs de les conduire "vers d'autres
victoires".
C'est pourtant d'une défaite que cette campagne, mal conçue
et mal exécutée, a accouché, laissant les Français de gauche stupéfaits et désemparés.
Raymond Aron avait coutume de dire : "En politique il faut gagner, ou alors
il ne faut pas en faire." Cette phrase cruelle a peut-être vocation à être
démentie, à condition d'être lucide sur ce que l'on a fait et ce qui reste à
faire.
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*Jean-Louis Missika* enseigne la communication politique à
l'Institut d'études politiques de Paris.
Article paru dans l'édition du 31.08.07 Le Monde