Pour une gauche girondine

La France a besoin d’une bonne gauche. Tout de suite, c’est hautement improbable ; mais très vite, ce sera indispensable. Pas seulement pour la gauche, mais dans l’intérêt général. Il est, en effet, assuré que Nicolas Sarkozy ratissera large aux prochaines élections parlementaires : aux socialistes, il restera des miettes et aux autres, moins encore. La France se trouvera alors en situation d’hyperpouvoir sans qu’aucune force ne vienne équilibrer celle du Président de la République. Telle est, m’objectera-t-on, la logique de la Ve République. Certes, mais il n’existe aucune bonne raison de se féliciter de la totale concentration des pouvoirs dans une démocratie : les résultats ne sont jamais satisfaisants. Par ailleurs, la personnalité de Nicolas Sarkozy et le choix de son équipe accentuent encore la monarchisation implicite de notre Etat : déjà, il est annoncé que le Président s’occupera de tout et ce n’est pas son Premier ministre qui y fera obstacle. Pour tous les autres, ils sont déjà sous la surveillance de directeurs de cabinet agréés par l’Elysée, à commencer par Bernard Kouchner. L’hyperpouvoir, est-ce nécessaire pour faire passer les réformes inscrites dans le projet de Nicolas Sarkozy ? Dans une logique monarchienne oui, dans une perspective républicaine non. Il vaudrait mieux que toute initiative soit débattue entre une majorité en béton et une opposition argumentée. En l’absence d’arguments, la résistance aux réformes et à l’hyperpouvoir sera gérée dans la rue par les minorités dites agissantes, se réclamant du trotskisme. De même que Sarkozy, d’emblée, a voulu négocier avec les syndicats, qui ne sont pas en France terriblement représentatifs, il aurait avantage à débattre avec une gauche réelle.

Cette gauche-là existe partout en Europe mais pas encore chez nous. La raison en est sociologique : le Parti socialiste a longtemps été pris en otage par la fonction publique dont il défend logiquement les intérêts et partage la vision du monde [quand je dis ça à des fonctionnaires, ils s’offusquent ! Devrais-je me taire ?]. Ceci change grâce à l’afflux des nouveaux militants qui ont soutenu Ségolène Royal. Elle-même est à la jonction, forcément inconfortable, entre deux traditions de gauche historiques, celle des Girondins et celles des Jacobins. Il n’est pas inutile pour comprendre notre gauche harassée d’Histoire, de rappeler que ses origines sont révolutionnaires. Pour les Jacobins qui, jusqu’à présent, ont dominé le socialisme français, il appartient à l’Etat de façonner la bonne société : Blum, Mitterrand, Jospin participent de cette tradition. Mais, pour les Girondins, ces mencheviks du socialisme français, la bonne société résulte de l’équilibre entre les pouvoirs : le grand penseur de cette gauche-là fut le philosophe Alain. C’est bien l’esprit girondin qui manque à la France et que le Parti socialiste pourrait restaurer ; Ségolène Royal y fit allusion mais sans détailler. Ainsi à l’hyperpouvoir, la gauche pourrait opposer la décentralisation des responsabilités publiques, jusqu’ici anodine. Elle pourrait exiger l’interdiction du cumul des mandats électifs qui est indispensable à cette décentralisation vraie. Elle pourrait avancer des garanties nouvelles pour l’indépendance de la Justice, celle des médias, celle du Parlement. Il ne serait pas absurde que cette gauche, au nom de la décentralisation, propose l’autonomie des Universités, des hôpitaux, des caisses d’assurance-maladie. Et plus de responsabilités au Parlement et à la Cour de justice européenne. On imagine donc une gauche antibureautique, assurément girondine. Reste l’économie, jusqu’ici laissée de côté, délibérément. Le Parti socialiste en se focalisant de manière obsessionnelle sur la gestion de l’économie, n’a jamais commis que des erreurs. Car à quoi bon s’opposer à ce qui existe et qui tire la croissance du monde : le marché. Pour la gauche, mieux vaudrait s’intéresser aux hommes, à leur formation face à ce marché, plutôt que régenter l’océan mondialisé.

Cette gauche-là serait désirable et l’heure venue, elle prendrait son tour. Une gauche archaïque, toujours jacobine ? Elle ne pourra que souhaiter l’échec de la majorité actuelle, ce qui serait un désastre pour tous les Français. On pense au Marquis de Sade qui agissait mal et parfois pensait juste ; l’un de ses pamphlets, d’actualité, s’intitulait « Français, encore un effort pour devenir Républicains ! »

 

Guy Sorman