LE MONDE | 26.12.07
| 14h51 • Mis à jour le 26.12.07 | 14h51
Le débat autour de
la loi Pécresse sur les universités souffre d'un malentendu fondamental,
résultat d'une ignorance profonde en France de tout ce qui tient aux
Etats-Unis. Malheureusement, ce malentendu est entretenu par tous ceux qui
voient dans les projets actuels un programme néolibéral d'américanisation de
l'enseignement supérieur. Disons-le : la loi Pécresse n'a absolument rien à
voir avec le "modèle américain", et, avant d'invoquer l'exemple de
Harvard, partisans et adversaires de cette loi devraient prendre le temps de
s'informer sur la façon dont cette institution fonctionne.
La première caractéristique de l'université
américaine est la séparation stricte entre l'évaluation scientifique (confiée
aux seuls chercheurs dans le cadre d'organes scientifiques indépendants), le
pilotage stratégique et financier (assuré par des conseils d'administration,
les boards of trustees, dans lesquels le secteur privé a une influence
variable, mais pas toujours prépondérante), et la gestion administrative et
humaine des établissements, relevant de présidents et d'administrateurs
étroitement subordonnés aux différentes instances de contrôle externe mentionnées.
Dans tout cela, l'Etat n'intervient aucunement.
Or, la loi Pécresse consacre un modèle
inverse, autoritaire et étatiste : tous les choix proprement scientifiques
restent aux mains de l'Etat central, les pouvoirs de gestion et de pilotage
sont confiés aux seuls présidents d'université, tandis que chercheurs et
conseils élus sont marginalisés. En France, les diplômes sont validés par
l'Etat en fonction de priorités fixées par l'Etat ; aux Etats-Unis, leur
création est libre, et leur validation confiée à des experts indépendants
choisis par les conférences régionales d'universités. En France, le financement
de la recherche est de plus en plus géré de manière centralisée par l'Agence
nationale pour la recherche, organisme d'Etat dont les experts sont nommés par
l'Etat, et qui applique à court terme les stratégies définies par le ministère.
Quel rapport avec les endowments
américains, ces fonds gérant de manière indépendante des ressources de long
terme ? Quel rapport avec les évaluations américaines de projets de plus court
terme, systématiquement confiées à des chercheurs totalement indépendants de
l'organisme payeur, a fortiori du gouvernement fédéral, et sans volonté de
pilotage en amont ? Quant aux présidents des universités américaines, des systèmes
complexes d'équilibre des pouvoirs les gardent partout sous tutelle, au point
qu'en 2006, celui de Harvard a dû démissionner pour avoir froissé ses
administrés par des propos à tonalité misogyne. Political correctness, peut-être,
mais l'on est aux antipodes de la concentration des pouvoirs proposée en
France...
En 2006, la recherche universitaire
américaine a été financée à hauteur de 5 % par les entreprises, un pourcentage
en baisse depuis dix ans, et à 70 % par l'Etat fédéral et les Etats fédérés.
Les 25 % restants provenaient pour l'essentiel des ressources propres des
universités, dont nos gouvernants ne semblent pas avoir bien pris la mesure :
en 2007, Harvard disposait de 35 milliards de dollars de fonds propres,
rapportant jusqu'à 15 % par an. Un quart du budget total du ministère français
de la recherche ! Et Harvard n'est pas seule : en 2006, les dix universités
américaines les plus riches représentaient une capitalisation de 120 milliards
de dollars.
Peut-on prétendre imiter le système
américain sans s'en donner les moyens financiers ? Et doit-on même l'imiter ?
Si l'on s'en tient strictement au rapport coût/bénéfice, l'université française
paraît très efficace ! A niveau équivalent, malgré des moyens très faibles
comparativement, et une dépense par étudiant atteignant à peine le tiers des
dépenses américaines, elle parvient à former des chercheurs et maintenir une
recherche vivante, en partie grâce à l'acharnement d'universitaires qui croient
encore en leur mission de service public, en partie grâce à un enseignement
secondaire que le monde nous envie malgré nous. Les contempteurs de ce dernier
savent-ils que le baccalauréat dévalué qu'ils méprisent fait bénéficier son
titulaire, encore aujourd'hui, de l'équivalence d'une première année d'université
aux Etats-Unis ?
Et si l'on fait référence aux plus
prestigieuses institutions américaines, que l'on mette leurs budgets et leurs
résultats en relation avec leurs véritables équivalents français, Ecole normale
supérieure ou Polytechnique, et l'on verra que celles-ci coûtent bien moins
cher. L'afflux des "cerveaux" aux Etats-Unis, si souvent déploré,
révèle surtout les faiblesses de l'enseignement supérieur américain, incapable
de former ses propres cadres dans nombre de domaines scientifiques, et
contraint de les acquérir à l'étranger, en Chine, en Inde... ou en France. On
ne peut certes se satisfaire de la situation du système universitaire français,
mais il ne faudrait pas idéaliser le système américain, ni croire que la
comparaison transatlantique conduit toujours à des conclusions évidentes.
En définitive, les projets actuels sont
profondément utopiques ; jamais les entreprises françaises ne déverseront les
milliards d'euros nécessaires, ce que leurs homologues américaines ne font de
toute façon pas, dans un système qui restera sous la tutelle étroite de l'Etat.
En définitive, la loi Pécresse ne garde guère du "modèle américain"
que la volonté de flexibiliser des recrutements devenus de droit privé, le
bâton sans la carotte, en somme. Ce n'est certes pas de cette façon que l'on
parviendra à valoriser le statut des chercheurs, ou à dynamiser la recherche.
En imposant la présidentialisation à outrance d'universités toujours plus
contrôlées par l'Etat dans un contexte de misère budgétaire, ce n'est pas Harvard
que l'on imite, c'est l'Académie des sciences de la défunte Union soviétique.
Pierre Gervais, maître de conférences en
histoire américaine (université Paris-VIII), membre du laboratoire Mondes
américains (CNRS-EHESS)