Chronique
du Figaro
Yves
de Kerdrel
Dans moins de deux mois Jacques Chirac aura quitté
l’Élysée. Avant d’abandonner ce palais qui porte le même nom que celui donné
par les Grecs aux enfers, le président de la République a livré aux Français
une sorte de testament moral dans lequel se retrouvent toutes les facettes de
cet homme que l’écrivain Pierre Péan décrit comme obnubilé par la manière dont
ont disparu les grandes civilisations. Au cours de cette allocution, le premier
magistrat de France a souligné son attachement à l’idée européenne, son rejet
des extrémismes et puis sa volonté de voir perdurer le fameux modèle social
français. Ce modèle « qu’il ne faut pas brader… parce qu’il est profondément
adapté au monde d’aujourd’hui ».
Bien sûr, il s’agissait pour lui de placer une épine
dans le pied du candidat de l’UMP qui rêve de « revisiter » ce modèle social.
Bien sûr il était normal qu’au moment de quitter le pouvoir le président de la
République justifie son inaction par une référence à ces trois mots qui
renvoient à l’union nationale formée à la Libération. Bien sûr en reliant cette
notion de modèle social à la confiance que les Français doivent avoir dans leur
avenir, il cherchait une fois encore à sanctuariser cette fameuse exception
française dont il s’est fait le chantre, quitte à combattre les bienfaits de la
mondialisation.
Soit ! Mais quand on s’est trompé pendant une grande
partie de sa carrière au point d’en tirer comme conclusion que « le libéralisme
est voué au même échec que le communisme et qu’il conduira aux mêmes excès »
et, pire encore : que « l’un comme l’autre sont des perversions de la pensée
humaine » ( sic) il n’est pas interdit, hélas, de se tromper au soir de sa vie
politique. Car, qu’est- ce qu’un modèle social, sinon l’ensemble des règles qui
organisent la protection des individus, mais aussi le marché du travail, et les
relations sociales dans leur acception la plus large. À partir de cette définition,
il existe un modèle allemand, créé par Bismarck. Un modèle américain, fondé sur
la primauté donnée au marché, et un modèle social-démocrate, que l’on retrouve
sous diverses formes en Europe du Nord. Et puis il demeure un « contre modèle
social français » dans la mesure où il n’y a pas d’autre pays où le rapport
entre le coût faramineux de cette organisation et le rendement en termes de
satisfaction des individus est si faible, et prive justement les Français
d’avoir confiance en eux.
Premier exemple : le marché du travail qui à force
d’une réglementation hypercontraignante, dont 10 % change chaque année,
entraîne le sentiment de précarité le plus élevé d’Europe. Dans son allocution
du 11 mars, Jacques Chirac s’est félicité que le chômage soit revenu à son
niveau le plus bas depuis un quart de siècle. Il a omis de rappeler que dans
l’Europe des Quinze, seule la Grèce avait un taux de chômage plus élevé que le
nôtre. Et il a fortuitement oublié l’importance des emplois aidés, financés par
un déficit budgétaire abyssal.
Deuxième
illustration du modèle social défendu par Jacques Chirac : deux tiers des
Français de plus de 55 ans ne travaillent pas. Soit parce qu’ils ont été
rejetés du marché du travail, soit parce qu’ils bénéficient de procédures
anticipées de départs en retraite ou de régimes spéciaux. Un modèle qui
s’autorise, voire qui encourage, l’exclusion pure et simple de deux tiers de la
classe d’âge la plus expérimentée, sinon la plus méritante, et qui finance son
inactivité, quand tous les autres pays européens s’efforcent au contraire de
les maintenir au travail jusqu’à 67 voire 68 ans, soulève réellement plus de
questions qu’il n’apporte de solutions.
Troisième illustration et l’on s’arrêtera là par
seul souci de clareté : est-il normal qu’un modèle social qui coûte près du
tiers de la richesse nationale et qui représente un prélèvement de 5 points
supérieurs aux modèles les plus onéreux, ceux d’Europe du Nord, soit aussi
celui qui tolère la présence de six millions de pauvres sur le territoire, qui
admet que près de 200 000 salariés habitent dans des caravanes, faute de
pouvoir bénéficier de logements sociaux, et qui cependant permet l’accès aux
soins publics de tous les clandestins présents sur le territoire, pour un coût
total de 1,5 milliard d’euros, soit 20 % du déficit de la Sécurité sociale… !
Ce
modèle social français, sur lequel on pourrait épiloguer longtemps, est bien
tout sauf un modèle. Il témoigne de l’incapacité de la France à se réformer en
termes de flexibilité du marché du travail, d’accès aux systèmes de santé,
d’évolutions démographiques, et il illustre la difficulté hexagonale à prendre
en compte les contraintes de la mondialisation. Plutôt que de le léguer telle
une relique sacrée, Jacques Chirac se serait honoré à reconnaître qu’il avait
échoué à le faire évoluer. Tant et si bien que sa place naturelle est de
figurer désormais au Musée des arts premiers, là où se contemplent les totems
des sociétés disparues. Au lieu de sacraliser cette organisation archaïque, le
président aurait sans doute été mieux inspiré de rappeler qu’il n’y a pas de
solidarité sans création de richesse préalable, et que le seul conseil qui
vaille est celui que le laboureur de La Fontaine a laissé à ses enfants : «
Travaillez prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins. »