Lettre d'un locataire à son propriétaire

LA CHRONIQUEd'Yves de Kerdrel.

 Publié le 09 janvier 2007

 

Cher Monsieur, je vous écris en ce début d'année pour vous adresser mes meilleurs voeux. Cela étant, je ne sais pas si elle commencera pour vous aussi bien que vous pouvez l'espérer, car il me faut aussi vous annoncer que je ne paierai plus le loyer que je vous dois. Rassurez-vous, cela ne tient pas à la qualité du logement que vous me louez depuis quinze ans. Vous avez toujours fait avec complaisance les travaux, les aménagements et les réparations que je vous ai suggérés.

 

Rassurez-vous, ce n'est pas davantage une question de prix. Je n'ignore pas que le loyer de ce logement est inférieur à celui du marché, même s'il a naturellement suivi les indexations récentes. Et je vous sais gré de ne pas avoir profité comme d'autres propriétaires de la pénurie d'appartements pour exiger de ma part non seulement un loyer plus élevé, mais aussi des cautions et des garanties que les agences immobilières demandent désormais sans limite et sans pudeur.

 

Alors me direz-vous, pourquoi arrêter de payer mon loyer ? Et bien tout simplement parce que le président de la République a décidé qu'il allait instituer très vite un droit opposable au logement. J'ai bien compris que ce nouveau droit était surtout destiné à éviter que les rues de Paris, les bouches de métro et les berges du canal Saint-Martin se transforment en litières honteuses pour les sans-abri, les marginaux ou les clandestins en errance.

 

Mais puisqu'il existe désormais un nouveau droit aussi sacré que le droit à la santé ou le droit à l'éducation, vous comprendrez que je me considère aussitôt, tel des millions de Français, comme un ayant droit. Et puisque j'ai un droit au logement que l'État ou les collectivités locales sont condamnés à remplir et à payer, je ne prends aucun risque à ne plus honorer mes loyers.

 

Bien sûr, vous allez saisir les tribunaux, chercher à faire valoir vos propres droits, et ce n'est que justice. Mais comme le sommet de l'État a décidé de sanctuariser les droits des locataires aux dépens de ceux des pro­priétaires, je suis très serein. D'autant que n'étant pas seul dans ce cas, vous aurez à faire face à des tribunaux submergés. Et de guerre lasse, vous préférerez peut-être me loger plutôt que de vous lancer dans une procédure longue, coûteuse et incertaine.

 

Évidemment tout cela peut sembler très immoral. Et moi-même qui dispose d'une villa sur la Côte d'Azur, je vais prendre garde à ne plus louer ma maison. Mais si je vous écris cette lettre sans scrupule apparent, c'est pour souligner que la légèreté avec laquelle a été mis en place ce droit au logement va entraîner une quantité d'effets secondaires. Je ne comprends même pas que les cohortes de conseillers techniques qui peuplent les cabinets ministériels n'aient pas songé à cela. Il est pourtant limpide que dès lors que ce droit opposable au logement sera entré dans les moeurs, le marché locatif qui dans certaines villes n'était déjà pas très efficient va se retrouver complètement fermé. Il n'y aura plus alors que deux solutions pour se loger : prendre son tour pour un logement social, sachant qu'il en manque environ 1 million à l'heure actuelle dans l'Hexagone, ou bien devenir propriétaire.

 

En 1922, c'est déjà ce qui s'était passé en France après l'instauration d'un contrôle des loyers généralisé qui, jusque-là, ne profitait qu'aux victimes de la Grande Guerre. Cela a conduit bon nombre de propriétaires à ne plus louer leurs biens. Et du même coup, cela a obligé le ministre Louis Loucheur à mettre en place le premier grand programme d'habitat social. Mon grand-père qui était alors propriétaire bailleur en avait tiré la conclusion qu'il valait décidément mieux être locataire que loueur. Ce qu'a montré par la suite la loi de 1948 dont les effets pervers sont joliment mis en lumière dans le film Le Grand Appartement joué par Laetitia Casta et Pierre Arditi, et qui vient de sortir en salle. Pour ma part, comme vous le voyez, j'ai bien retenu la leçon de mon aïeul et j'ai opté pour la location, et pour tous les droits qu'elle réserve.

 

Le second effet pervers de ce droit opposable au logement, c'est qu'en fermant un peu plus le marché de la location, il va amener toute une série de ménages à devenir propriétaires à n'importe quel prix. Les banques, qui ne sont pas regardantes, vont allonger la durée des crédits. Et le niveau peu élevé des taux d'intérêt va permettre aux jeunes de se loger tout en se constituant un capital pour leur retraite. Cela va entraîner un regain de spéculation sur le marché immobilier, avec la multiplication des ventes à la découpe. Le prix de la pierre, qui vient de doubler à Paris en sept ans, va repartir à la hausse. Et ce droit opposable, cher au président de la République, va finalement se retourner contre les moins aisés, et enrichir les mieux dotés. Curieuse solution, convenez-en, à la fracture sociale !

 

Voilà cher Monsieur, j'espère que toutes ces explications vous permettront de comprendre avec mansuétude mon geste. Car je suis très attaché à ce que nous continuions d'entretenir d'aussi bonnes relations que possibles. En vous renouvelant tous mes voeux pour cette nouvelle année, je vous prie de croire à ma sincère commisération pour votre condition de loueur.