Gueule de bois stratégique (info # 013107/6)
Par Stéphane Juffa
Monday 31 July [11:21:00 BST]


nasrallah

© Metula News Agency

Comment priveront-ils Nasrallah de revendiquer la victoire, même si, en fin de compte, il ne lui restera plus que son turban pour cacher sa calvitie ?

La Ména continuera à informer ses lecteurs de l’évolution de la situation, par voie de communiqués continus sur ce site, pour les développements mineurs, et par l’envoi de "breaking news" à ses abonnés, en cas d’événements majeurs.

 

Nous y avons mis le temps, mais nous avons fini par comprendre… Encore ne fut-ce qu’après avoir reçu l’explication de membres des cercles décisionnaires qui définissent la conduite des opérations de Tsahal. Nous sommes au courant depuis quelques jours déjà du contenu de cet article mais j’ai attendu que les combats progressent jusqu’à une certaine phase de leur déroulement pour le diffuser. Après tout, nous ne sommes pas là pour influer sur le cours du conflit. Notre fonction se borne à en narrer le déroulement et à le décortiquer pour aider nos lecteurs à mieux le déchiffrer.

 

C’est de stratégie et de tactique qu’il est question ; de celles qui ont été adoptées et suivies par l’armée israélienne lors de cette guerre qui ne s’est toujours pas trouvé un nom. J’avoue, de plus, et humblement encore, que durant la première douzaine de jours qu’a duré ce conflit, Jean Tsadik, moi-même, et les autres experts en stratégie avec lesquels nous échangeons des informations quotidiennement, avions grand peine à trouver une logique dans les actions au sol des forces israéliennes que nous constations. Une poignée de grands généraux de réserve, moins patients que nous, nous pressaient de faire entendre nos doutes. Les mêmes que ceux qui les empêchent de dormir.

 

Le consensus et la compréhension existaient quant au rôle de l’artillerie, de l’artillerie de marine et, surtout, de l’aviation. De toutes les façons, tout le monde saisit bien que ces trois armes sont occupées à pilonner les centres de commandement de l’ennemi, ses casernes, ses fortins, ses dépôts d’armes et de munitions ainsi que les rampes de lancement des divers types de roquettes et de missiles et leurs servants. Le questionnement et le doute concernent le rôle des forces terrestres…

 

Et à propos du plancher des vaches, il est vrai que, si la compréhension d’un conflit armé se décompose en trois éléments – conceptualisation, tactique et stratégie –, nous tous, n’en distinguions aucun ! C’était presque à se demander si l’armée n’entreprenait pas ses opérations de manière spontanée. Sans alourdir l’explication pour les non-initiés, la conceptualisation consiste à reconnaître la nature militaire du différend, le rapport des forces, ses spécificités, ses propres forces et faiblesses relatives. La tactique c’est, une fois que l’on sait dans quelles eaux on nage, le choix des moyens et des méthodes qu’on va utiliser pour mener le combat, et la stratégie, c’est le choix des objectifs militaires que l’on compte poursuivre, en vertu des deux premières analyses et en interaction avec elles.

 

L’ensemble des outils que je viens de décrire est censé constituer une science qui se veut aussi exacte que la mathématique. Aussi, puisque nous n’y entendions rien, après autant de jours d’affrontements, Jean, les conseillers, les généraux et votre serviteur commencions à envisager soit de prendre notre retraite, soit d’alerter l’opinion sur le fait que Tsahal se débattait sans tête.

 

Les généraux à la retraite essayèrent alors de forcer la porte du ministère de la Défense pour faire entendre leur profonde préoccupation. Des ministres, dont l’ex-général et ex-ministre de la Guerre, Fouad Ben-Eliézer, et le président du Comité de la Défense et des Affaires Etrangères, Youval Steinitz, assaillirent de leur inquiétude le premier ministre Olmert et son entourage. D’autres, beaucoup d’autres, sonnèrent la charge dans les media pour qu’on leur fournisse une explication.

 

Maintenant nous l’avons. Surprenante. Déroutante, même, mais pas stupide. Tous nous nous trouvâmes déjà soulagés par le fait que Tsahal suivait un plan, car à mener une bataille sans doctrine, on envoie irrémédiablement ses hommes au casse-pipe. En gros, voici en quoi consiste le concept mis au point par les actuels tacticiens de Tsahal :

 

D’abord, ils ont défini que les objectifs de cette guerre n’étaient pas d’éventuels gains territoriaux, dont Israël n’a que faire, mais qu’il s’agissait de détruire les infrastructures et les capacités militaires du Hezbollah ainsi que d’en anéantir les troupes d’élites. Suivez bien, s’il vous plaît, chers lecteurs, car cette perception conceptuelle est prépondérante pour saisir la suite !

 

Ensuite, les stratèges de Jérusalem ont justement remarqué que le Hezbollah ne disposait que d’une force combattante extrêmement réduite : nos évaluations concordantes font état de 7 à 800 miliciens en tout. Sans compter les individus qui lancent les roquettes sur Israël et qui sont des auxiliaires des intégristes ultra-spécialisés, ni les "soldats" de pacotille qui défilent régulièrement, en levant les genoux bien haut, dans les rues du sud de Beyrouth.

 

Israël, quant à elle, dans l’équation de sa guerre avec les hommes de Nasrallah, dispose d’un réservoir de combattants d’élite pratiquement intarissable. Ce qui représente un avantage relatif certain. Encore fallait-il trouver les forces d’élite du Hezbollah pour les éliminer. Et sur ce point, l’avantage se situe du côté des Fous de Dieu ; il sont dispersés sur l’ensemble du terrain, par petits groupes autonomes, connaissant le relief à la perfection, et capables d’infliger des pertes douloureuses à une armée régulière.

 

D’où l’idée des stratèges israéliens de provoquer Nasrallah. D’accepter le combat selon ses termes, fantassin contre fantassin, presque à armes égales. D’où l’expression, répétée à maintes reprises par des officiers supérieurs de l’armée – et qui ne manqua pas de nous surprendre –, selon laquelle "le Hezbollah est un mouvement de guérilla et nous aussi, nous nous battons comme un mouvement de guérilla !".

 

L’idée a consisté à focaliser la confrontation terrestre autour de deux ou trois points-clés et à donner à l’état-major irano-hezbollien l’impression qu’il pourrait remporter des batailles décisives. Ceci explique que, depuis le début des combats, et jusqu’à l’offensive massive qui a débuté avant-hier à  Metula et qui n’a de cesse de se développer, la grande Tsahal n’avait attaqué, au sol, que deux bourgades : Maroun el-Ras et Bint J’bail. Encore les Israéliens avaient-ils choisi deux des trois bastions les mieux défendus du Hezbollah, ceux dans lesquels il avait le plus investi, construit le plus de fortifications, les deux places fortes auxquelles les islamistes tenaient le plus.

 

Pour réaliser l’objectif choisi de mettre hors combat les seules forces tactiquement menaçantes pour Israël, il fallait les attirer dans ces batailles, pousser Nasrallah à envoyer au point de contact tous les renforts dont il disposait, réunir de la sorte, en deux endroits, les miliciens insaisissables, dissimulés dans la nature. Côté israélien, on devait compter sur la supériorité qualitative de nos meilleurs commandos, tout en laissant le gros des chars et des canons en deçà de la mêlée, afin de ne pas effrayer l’ennemi. En effet, si le Hezbollah avait décelé une attaque massive, il aurait décroché et le plan des stratèges israéliens aurait échoué. Il fallait, au contraire, que les intégristes acceptent de se battre et c’est ce qu’ils firent…

 

Tous les éléments du Hezb engagés à El-Ras et Bint J’bail ont été soit liquidés, soit faits prisonniers. La seule unité de commandos d’élites de Nasrallah, l’une des meilleures des armées arabes, soit-il concédé en passant, forte d’une cinquantaine d’unités, a été totalement annihilée, lors de trois engagements d’une férocité incroyable. 250 Hezbollani ont été ainsi mis hors de combat, parmi lesquels deux des trois chefs militaires dont ils disposaient au Liban-Sud : l’opposition armée significative des intégristes est désarticulée, incapable désormais de poser des problèmes substantiels au gros des forces terrestres des Hébreux.

 

Des Hébreux qui ont payé un prix douloureux pour atteindre leur objectif : une vingtaine de morts dans les rangs de leurs troupes d’élite. En fait, d’élite de leur élite…

 

Ceci, c’est l’explication de ce que certains ont perçu – nous y compris – comme des hésitations, des faiblesses de la part des soldats d’Israël ou une résistance "dure à casser" de la part des islamistes. Ils se sont certes vaillamment battus mais rien de plus. Israël leur a tendu un piège et ils sont tombés droit dans le panneau, les pieds devant.

 

La preuve de la réussite de cette manœuvre s’est révélée à nous lors de l’observation de la bataille de Kfar Kileh, là, juste sous nos fenêtres. Nasrallah ne dispose plus de véritables combattants à lancer dans l’affrontement, et le peu qui lui en reste, il le garde précieusement pour ne pas se retrouver nu comme un ver. Comptez par vous-mêmes : trois miliciens tués à Kfar Kileh, un autre fief du Hezb, entièrement chiite, de 17'000 habitants avant le début des opérations. Aucun mort israélien, une bataille de quelques heures dans un rapport de forces de 1 islamiste pour 200 Israéliens.

 

La voie vers un déploiement massif de Tsahal entre le fleuve Litani et la frontière internationale est désormais largement ouverte, avec la perspective raisonnable d’effacer toute trace du Hezbollah dans ce périmètre. D’ailleurs, et nous l’avons annoncé hier sur notre fil d’info, une unité d’infanterie des Golani a déjà les pieds dans l’eau dans la région de Taïbeh.

 

 

Liban

Voir les fleuves Litani et Awali dont il est question dans l’article

 

Pour réussir ce pari tactique extrêmement audacieux, il a fallu réunir un certain nombre de conditions et accepter un certain nombre de risques fort inhabituels. Tout d’abord, il fallait qu’Ehoud Olmert ait une confiance absolue dans le soutien politique et diplomatique de son allié, le président George Bush. En suivant l’option militaire choisie, Israël a encore besoin d’une dizaine de jours ; interrompre l’opération actuellement en cours permettrait au Hezb de se ressaisir et de reconstruire sa capacité militaire au Sud-Liban. Sur le plan politique, donc, tout repose sur le veto systématique de l’ambassadeur américain Bolton contre les propositions soumises au Conseil de sécurité, visant à mettre un terme prématuré au plan militaire israélien.

 

Mais l’alliance entre Washington et Jérusalem semble solide, et certains, comme Hassan Nasrallah lui-même, considèrent la Maison Blanche encore plus résolue à en découdre que le gouvernement hébreu. Les bribes d’informations en notre possession, basées sur de rares indiscrétions de diplomates, leur donnent absolument raison. L’écrasement du Hezbollah participe de la stratégie globale de lutte des Etats-Unis contre le terrorisme islamique. Pas étonnant, dans ces conditions, que la France chiraquienne, décidément incurable de sa pathologie chronique de Fachoda, multiplie les initiatives destinées à imposer un cessez-le-feu et à sauver le Hezbollah de l’anéantissement. Et que Chirac cesse donc de nous faire rire avec ses soi-disant considérations humanitaires pour la population libanaise : on ne peut pas, simultanément, se soucier des civils morts à Kfar Kana et jeter des Tutsis, encore plus paisibles et innocents, par les portes ouvertes des Puma !

 

Ceci, c’est pour l’aspect politique et diplomatique de l’option militaire suivie par l’armée et l’exécutif israéliens. Reste les risques que ces deux entités ont pris. Il faut même parler de "sacrifice calculé", puisque le choix qu’ils ont fait implique qu’ils ont laissé soumettre un million de leurs compatriotes, 19 jours durant, aux tirs de roquettes de la part des intégristes chiites. Près de 3'000 de ces engins ont tué, blessé, terrorisé et paralysé la vie dans le nord du pays, affectant lourdement la troisième ville d’Israël, Haïfa.

 

Etait-ce évitable ? – Assurément ! Les tenants de l’ancienne école sont en faveur d’une action de Tsahal sous forme d’offensive éclair, de Blitz, mené par des forces très conséquentes jusqu’au fleuve Awali. Cette autre option stratégique a, en outre, l’avantage d’encercler tous les combattants du Hezbollah restés au Sud, et de s’épargner les délicates et coûteuses conquêtes de leurs bastions : en principe, "ils tombent tous seuls"…

 

De plus, l’option Blitz, qui, pour la réalisation de son 1er acte, soit parvenir au Awali sur trois axes et se déployer le long du fleuve, nécessiterait entre 6 et 36 heures et générerait entre 50 et 100 tués dans l’armée israélienne, présente l’avantage certain de soustraire le gouvernement de Jérusalem à la menace d’un cessez-le-feu prématuré. En effet, si Tsahal campe sur le Awali lorsqu’un arrêt des hostilité est déclaré, la communauté internationale considérerait que le territoire compris entre la rivière et la frontière est occupé par l’armée israélienne, ce, même si des poches de résistances demeurent dans ce périmètre.

 

Encore, si l’on avait suivi cette option, on aurait pu faire cesser la presque totalité des tirs de Katiouchas depuis plusieurs jours. Et puis, toute éventuelle force d’interposition internationale préférerait recevoir de nos mains un territoire "nettoyé" de la présence de l’organisation terroriste islamiste, c’est une évidence. Même si, dans le courant pro-blitz, on préférerait nettement s’arranger directement avec les Libanais, voire leur remettre graduellement la région qui serait entre nos mains.

 

Les tenants de la doctrine en cours ne manquent pas non plus d’arguments pour répondre à leurs contempteurs. D’abord, disent-ils, le fait d’occuper physiquement le Liban établirait, à nouveau, le Hezbollah dans une dimension de "mouvement de résistance et de libération nationales", ce qui n’est pas dans l’intérêt d’Israël. Ensuite, le nettoyage du Liban-Sud serait coûteux en hommes et en ressources ; puis, l’occupation du grand Sud libanais n’empêcherait nullement les tirs de missiles à moyenne et longue portée en direction de la Galilée. Et Tsahal, si elle est une excellente armée de mouvement, s’est toujours avérée fort médiocre dans les tâches d’occupation et de gestion des populations sous son contrôle. Ce genre d’occupation, corrompt, rend oisif et par là vulnérable, et à la Ména, nous pouvons effectivement témoigner que ce fut une armée israélienne en lambeaux qui quitta le Liban au printemps 2000.

 

Enfin, avancent les partisans de la méthode actuelle, s’il ne se trouve aucun parti fiable qui accepte de nous remplacer dans les mois à venir, il nous faudrait gérer durablement, et au prix fort, une grande portion d’un pays aussi voisin qu’étranger, ce qui est à l’opposé des intérêts d’Israël. Israël qui craint, par expérience, l’embourbement au pays des cèdres. Israël qui voudrait, au contraire, responsabiliser le gouvernement de Beyrouth.

 

Tout bien pesé, il n’appartient pas aux analystes que nous sommes de trancher dans un différend de ce type. Les arguments et contre-arguments des uns et des autres se tiennent. Tout en reconnaissant le bien-fondé des considérations des stratèges aux commandes, nous déplorons l’abandon du principe établi par le premier 1er ministre de l’Etat d’Israël. David Ben Gourion n’était pas un militaire, mais il avait établi le principe que, lorsqu’Israël était attaquée, il fallait, le plus rapidement possible, porter le combat sur le territoire ennemi. Jusqu’à cette campagne sans nom, l’Etat hébreu avait toujours respecté le principe de celui que l’on appelait Le Vieux Lion. Désormais, elle subit, sans trouver de parade efficace, des tirs de roquettes sur ses habitants depuis 19 jours. En ce sens au moins, il est clair que l’armée et le gouvernement faillissent à leur rôle principal, celui qui consiste à protéger les citoyens de cet Etat. Cela a non seulement des conséquences sur la perception de leur avenir par les Israéliens, mais également, cela brise le mythe de leur invulnérabilité. Une exemplarité qui ne manquera pas d’inspirer d’autres ennemis de l’Etat hébreu, et notamment les Iraniens, qui appellent désormais quotidiennement à notre éradication.

 

De plus, nous manquons des éléments concrets nous permettant de considérer précisément quand la campagne actuelle, menée par les stratèges new look, prendra fin. Quand ces objectifs seront-ils atteints ? Quels sont-ils exactement ? Militairement ? Comment priveront-ils Nasrallah de revendiquer la victoire, même si, en fin de compte, il ne lui restera plus que son turban pour cacher sa calvitie ?

 

Il y a trop de ces questions qui demeurent sans réponse pour les analystes stratégiques que nous sommes. L’hypothèse que le chef du Hezbollah puisse rester en vie et qu’il perdure une ossature de son organisation après qu’elle ait mis le feu à la Galilée, durant au moins 19 jours, a de quoi inquiéter. Nous ne savons même pas comment nos cadets comptent mettre fin aux tirs de roquettes contre nos maisons, c’est dire la distance qui nous sépare de leurs conceptions nouvelles. C’est aussi, pour nous, avoir l’honnêteté d’admettre que ce conflit se terminera sur une "plutôt victoire" ou sur une "plutôt défaite", tant en valeur absolue qu’en termes symboliques. Il s’agit d’une nouvelle réalité pour Israël qui sera dure à digérer.