Etienne de Durand, Responsable du département des études de
sécurité à l'Institut français des relations internationales (Ifri).. Publié le
14 août 2006
L'émotion qu'engendre l'affrontement entre Israël et le
Hezbollah pousse les gouvernements occidentaux à l'action. D'intenses
tractations sont à l'oeuvre afin d'organiser une force internationale chargée
de s'interposer entre les belligérants. Moralement louable, cette initiative
est stratégiquement dangereuse et vraisemblablement vouée à l'échec.
En matière d'intervention, il n'existe guère que deux
situations, le maintien de la paix et l'imposition de la paix, souvent baptisée
opération de stabilisation. Le maintien de la paix a pour fonction de séparer
les adversaires. Pour réussir, il suppose des moyens militaires dissuasifs, des
«règles d'engagement» qui dépassent la seule autodéfense à laquelle les Casques
bleus sont cantonnés, enfin et surtout un accord politique préalable entre les
parties au conflit, ou à tout le moins un épuisement militaire. L'interposition
n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle est appliquée préventivement, avant
la violence, ou en sortie de crise, quand les belligérants n'en peuvent plus.
En sens inverse, les opérations de stabilisation complexes
ne requièrent pas l'assentiment de tous les acteurs : certains d'entre eux sont
souvent, ouvertement ou pas, hostiles à la force d'intervention. Bien plus
qu'une simple mission de police, la stabilisation suppose de ne pas se
contenter de déployer des troupes avec des objectifs aussi bienveillants que
vagues mais de définir des objectifs politiques précis, traduisibles en
objectifs militaires, et d'allouer les moyens correspondants, face à un ennemi
potentiel ou réel.
Rien n'est plus dangereux que de prétendre maintenir la paix
quand il s'agit en réalité de l'imposer. Intervenir dans un conflit ouvert
implique soit de s'imposer par la force auprès des belligérants, solution coûteuse,
soit de prendre clairement parti (Bosnie en 1995), décision délicate et dont on
fait les frais à terme (ainsi des Occidentaux face à l'UCK au Kosovo), soit
enfin de prouver sa neutralité en ne faisant rien : quel meilleur exemple que
la Finul déployée inutilement au Liban depuis 1978 ?
Appliqué à la situation qui prévaut au Proche-Orient, le
raisonnement aboutit à des conclusions nettes, quelle que soit la résolution
finalement adoptée.
– Objectifs politiques : même en cas de cessez-le-feu, la
confrontation politique sous-jacente ne sera en rien résolue et le sera
d'autant moins qu'elle implique de nombreux acteurs, locaux et régionaux, aux
intérêts fondamentalement divergents.
– Objectifs militaires : sera-t-on, le cas échéant, prêt à
désarmer le Parti de Dieu par la force, réalisant ainsi l'objectif de l'Etat
hébreu à sa place, si d'aventure il réengageait les hostilités en frappant à
nouveau Israël depuis l'intérieur du Liban, littéralement par-dessus les
«peacekeepers» ? Évidemment non, et l'on imagine encore moins des «soldats de
la paix» allemands s'en prendre à des forces israéliennes organisant des
représailles au Liban-Sud.
– Capacités : avec 15 000 hommes, la force internationale,
même avec l'appui de l'armée libanaise, structurellement impuissante, n'aura
pas les moyens de contrôler le terrain ou de désarmer le Hezbollah ; celui-ci a
d'ailleurs déjà annoncé, par la voix de Hassan Nasrallah, que la «force
[internationale] sera accueillie par les balles du Hezbollah». En outre, les
armées occidentales connaissent déjà des problèmes d'effectifs pour mener les
opérations en cours en Côte d'Ivoire, en Afghanistan, dans les Balkans, en Irak
et ailleurs.
Ces forces déployées mais pas employées, selon l'excellente
formule du général britannique Rupert Smith, au mieux projetteront une image
d'impuissance bien nuisible à la crédibilité occidentale sur d'autres théâtres,
au pire seront autant d'otages livrés au Hezbollah, et donc à la Syrie et à
l'Iran, alors que le bras de fer engagé avec Téhéran à propos de son programme
nucléaire risque d'empirer dans les prochains mois. Sans rien résoudre de la
crise, nous nous serons ainsi placés de nous-mêmes en situation de faiblesse, à
la merci d'un nouveau «Drakkar». L'enfer stratégique est lui aussi pavé de
bonnes intentions.