Point de vue
La République en danger ? Non !, par Zaki
Laïdi
LE MONDE | 03.03.08 | 14h40
L'appel à la vigilance républicaine lancé par
plusieurs personnalités politiques à l'initiative de l'hebdomadaire Marianne
constitue une figure fort connue de notre bonne vieille République. Dans le
panthéon des manifestations et des outrances dont nous sommes peu avares, elle
occupe une place sensiblement égale à la référence galvaudée de l'esprit
munichois.
Cet exercice de style, où la geste l'emporte sur la
substance, consiste à rallier par la magie du verbe toutes les forces
républicaines face à un danger réputé commun et imminent. Usé jusqu'à la corde,
cet appel aux attendus bien décevants est politiquement inutile et socialement
dangereux. Inutile, car la République n'est pas en danger. Dangereux, car il ne
peut qu'alimenter le feu populiste qui couve avec persistance sous la cendre
démocratique. Plus grave, il n'offre aucune perspective politique alternative,
ce qui explique d'ailleurs pourquoi certains dirigeants de gauche bien inspirés
ont refusé de s'y associer.
En
effet, le terme de "vigilance républicaine" est trop sérieux
pour être aussi galvaudé. Il faisait sens dans les années 1930 quand les ligues
menaçaient le régime parlementaire. Il avait aussi toute sa signification
lorsque les factieux d'Alger voulaient renverser la République, en 1961. Mais
qui peut sérieusement croire que nous en soyons là ? Nicolas Sarkozy mène une
politique contestable et de plus en plus illisible. Mais cela n'en fait pas un
président dangereux.
L'appel
exprime son refus du pouvoir personnel confinant à la "monarchie
élective". Mais qui peut attacher la moindre valeur politique à cette
fausse découverte, dont certains commentateurs semblent se disputer la puérile
paternité ? Depuis 1958, et surtout depuis 1962, la Ve République a
été identifiée à une monarchie républicaine sur laquelle constitutionnalistes,
politologues et commentateurs ont disserté à longueur de livres, d'articles et
de pamphlets. On a du mal à voir où se situe la nouveauté, sinon dans la
volonté compulsive de M. Sarkozy de montrer qu'il est au centre de tout et de
le rappeler de manière infantile à ceux qui ne l'auraient pas compris.
Mais,
dans une démocratie d'opinion, les citoyens ne sont pas dupes d'un narcissisme
aussi outrageant. Retournant à leur avantage les méfaits de la République
sondagière, ils en viennent à valoriser un premier ministre sobre et humilié
par son président pour signifier au chef de l'Etat qu'il sort de son rôle avant
même d'avoir réussi à l'incarner. Les dérives hyperprésidentialistes du
président de la République sont regrettables et révèlent une immaturité bien
inquiétante.
Mais
elles n'ont rien à voir avec une remise en question des institutions
républicaines. Même le dernier épisode, où l'on a vu un chef de l'Etat en difficulté
chercher maladroitement à se servir de la Cour de cassation pour contourner une
décision du Conseil constitutionnel sur les peines de sûreté, invalide
paradoxalement l'appel à la vigilance. Car ce que cet épisode met en évidence,
c'est la vitalité des institutions de la République. Le Conseil constitutionnel
a fait son travail, comme il l'avait fait pour les tests ADN, et le président
de la Cour de cassation a refusé de se faire instrumentaliser par un chef de
l'Etat qui n'a jamais caché le peu d'estime qu'il portait au corps judiciaire
français. Mais, pour cela, le président de la Cour de cassation, Vincent
Lamanda, n'a nul besoin d'un appel à la vigilance républicaine pour indiquer
que "les petits pois" ne font pas toujours de bons petits
soldats.
Le
fait même que le président de l'Assemblée nationale ait cru bon d'indiquer à
Nicolas Sarkozy que les décisions du Conseil constitutionnel ne sauraient faire
l'objet d'aucun recours montre peut-être que les excès du président sont de
nature à revigorer un corps parlementaire que, depuis 1958, les chefs de l'Etat
ont toujours tenu pour une marge de manoeuvre au service de leurs intérêts.
Gardons à l'esprit l'épisode grotesque du CPE, dont ne sont sortis grandis ni
le président ni son premier ministre.
Par
ses excès et ses maladresses, le chef de l'Etat ne met nullement la République
en danger. Il conforte à son corps défendant l'existence d'institutions dont on
sous-estime la vigueur et leur capacité à jouer un rôle. C'est cela qu'il faut
dire à nos concitoyens trop enclins à sous-estimer les ressources de la
démocratie dans laquelle ils vivent malgré tout. Même la référence dans ce
texte à la défense d'une politique étrangère indépendante et d'une Europe
capable de relever les défis du XXIe siècle est purement
incantatoire et vide de sens. D'une part, parce que le chef de l'Etat a eu le
mérite de faciliter la signature du traité simplifié, auquel personne ne
croyait. Ensuite, parce que le grand paradoxe est que, en matière de politique
étrangère, la continuité est au rendez-vous. Souvent pour le meilleur, parfois
pour le pire.
Les
pitoyables affaires de L'Arche de Zoé et du sauvetage du régime Déby au Tchad
montrent que la Françafrique est toujours là. L'appel à la
"diversité" pour mieux mettre sous le boisseau toute nouvelle
politique en matière de droits de l'homme prouve que la véritable Realpolitik
qui fascine tant M. Chevènement n'est nullement menacée. Le projet novateur
d'Union méditerranéenne souligne que la politique française, qui se targue
d'être si européenne, n'a aucun scrupule à endosser les habits classiques d'une
puissance nationale dès qu'elle sent pouvoir tirer à son profit exclusif une
initiative politique, même s'il faut admettre que Nicolas Sarkozy a donné, sur
ce sujet comme sur d'autres, une certaine marge d'autonomie à ses ministres
dans l'expression dissonante de leurs opinions.
Mais
si l'appel de Marianne n'évoque guère cette affaire très symbolique,
c'est probablement parce que les nombreux souverainistes qui l'ont signé
n'auraient sur ce plan rien à redire à ce déficit européen délibérément voulu
par les inspirateurs élyséens de ce projet. Il faut donc changer de terrain,
quitter l'emphase, l'outrance et le verbe pour la politique. Car ce qui fait
problème aujourd'hui, ce ne sont ni les menaces imaginaires qui pèsent sur la
République ni l'esprit général des réformes qui anime le président.
Ce
qui fait problème, c'est la difficulté manifeste que semble avoir le chef de
l'Etat à habiter sa fonction, son incapacité à montrer de manière convaincante
que son action s'inscrit dans la durée, son volontarisme presque infantile qui
bute sur les contraintes du réel, sa tentation de vouloir incriminer l'Europe à
chaque difficulté, son absence de vision quant à l'avenir de la France et au
modèle social qui pourrait la refonder. La République n'est pas en danger. Son
président l'est assurément.
Zaki Laïdi,
directeur de recherche à Sciences Po
Article paru dans
l'édition du 04.03.08
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