La pensée restreinte

 

MARC FUMAROLI

 

Deux partis se chamaillent au chevet de Marianne.

 

L'un n'ose pas opiner ouvertement que la malade souffre d'abord des traitements auxquels elle a été longtemps soumise. Pendant I'Occupation allemande, la technocratie « révolutionnaire » et « nationale » de Vichy lui a appliqué un régime de cheval. Débarrassé de ses pires venins, quelques aspects structurels de ce regime ont peu à peu réapparu : une oligarchie de technocrates idéologues s'est progressivement emparée de Marianne, et lui a administré à doses diverses l'économie dirigée, le socialisme d'Etat, et le nationalisme, trois remèdes alors à la mode.

 

Un parti de docteurs s'est maintenant aperçu que cet «ancien regime » a beaucoup nui à la malheureuse. Ils parlent de le « réformer » pour la guérir. Mais ils en parlent à mots couverts. Eux-memes ont été élevés dans l'ancienne doctrine de la Faculté et ils l'ont naguère pronée. Ce sont souvent des convertis qui hésitent à se démentir.

 

Faute de pouvoir avouer les origines et la durée, relativement longue, de ce régime débilitant, ils doivent se contenter d'en dénoncer les conséquences. Leur diagnostic reste abstrait, et cela diminue beaucoup l'attrait des remèdes, qu'ils proposent et qu'ils formulent en termes voilés.

 

Leur position est encore affaiblie par un souvenir. L' « ancien régime » a sa légende. Renforcé au cours de la Vème République, consolidé en 1968 par les accords de Grenelle, il peut en effet se parer rétrospectivement de la prospérite générale de trente années glorieuses (1948-1978).

 

Cette rémission euphorique de la santé physique de Marianne a pris, dans le souvenir, des couleurs d'âge d'or: les gaullistes éprouvent une vive nostalgie, et les communistes (diminués en nombre, mais toujours contents d'eux) raisonnent aujourd'hui comme si seule la mauvaise volonté de « la droite » empéchait le retour de cette bonne fortune qu'ils dénonçaient alors comme une horrible spoliation du prolétariat par le capitalisme.

 

Malheureusement, cette heureuse époque a pris fin depuis vingt ans. Seul est resté, conservateur de son propre déclin quoique toujours triomphaliste, l' « ancien regime », étatiste et syndical, autoritaire et égalitariste. Ses défauts sont apparus au fur et a mesure que disparaissait une conjoncture internationale exceptionnellement favorable a la France et les heureux effets du plan Pinay-Rueff de 1959. La conjoncture est devenue défi. Face a ce défi, l’ « ancien régime » n'est plus qu'un carcan archaïque et frileux, il éteint la vitalité économique française et il empêche le physique de la nation de s'adapter à une situation européenne et mondiale profondement transformée. Marianne est inquiète. Marianne broie du noir.

 

Les avocats d'une « réforme » de cet ancien régime français restent très indirects dans leurs propos. Pour ne pas etre percés à jour, il leur arrive même de combattre eux aussi pour l' « exception française ». On pourrait croire que cette expression (qui remplace « l'indépendance nationale » des décennies orgueilleuses) désigne les « souvenirs communs » de dix siècles qui, selon Renan, font de la nation un plébiscite chaque jour, et qui nous rattachent aux « souvenirs communs » de toute l'Europe. Dans la Iangue de bois qui prévaut aujourd'hui au chevet de Marianne, c'est une autre façon de désigner, d'exalter et de perpétuer un « ancien régime » dont la douceur de vivre date de trente ans. C'est aussi faire croire que l'identité française ne fait qu'un avec un traitement qui I'a ébranlée.

 

Malgré toute leur prudence, ces médecins osent parfois invoquer deux exemples, qui suppléent à leurs silences : celui des Etats-Unis, qui semblaient voués à la décadence jusqu'au moment où Ronald Reagan a osé rompre avec leur propre «ancien régime » hérité du marasme des annees 1960 et 1970, rendant aux Américains, même sous un président démocrate, la prospérite et la maitrise du jeu mondial ; ou celui, plus voisin, de l'Angleterre, libérée avec succès par Margaret Thatcher de l’« ancien régime » travailliste, dont le neo-Labour de Tony Blair, maintenant au pouvoir, ne veut plus lui-même entendre parler.

 

Mais ces exemples ont du mal à convaincre Marianne. Ils sont tous deux « anglo-saxons ». Or le gaullisme et le communisme l’ont depuis longtemps persuadée que, de ce coté de l’horizon, il ne peut rien lui arriver que des Mers-El-Kebir et des Yalta. Emulation n'est pourtant pas synonyme d'imitation servile.

 

A bien entendre les docteurs de la « réforme » (si on a l'oreille fine), l’exception française résulte d'une economie trop dirigée et d'une fiscalité trop idéologisée.

 

Sanctionnant cruellement les créateurs de richesse, désespérant les jeunes talents, poussant les uns et les autres à une émigration qui a tourné ces derniers mois à l'hémorragie, les technocrates idéologues, de gauche ou de droite, qui tiennent en France tous les leviers de commande n'ont réussi qu'à augmenter démesurément le volume des nouveaux pauvres, des chomeurs, et des dépenses sociales qui les assistent : assistance qui soulage sur le moment les malheureux, mais qui les menace d'un glissement à long terme au fond du marasme ambiant.

 

L'autre parti médical, sans aller jusqu'à qualifier d' « horreur économique » ces raisonnements néo-libéraux, insiste sur l'indéniable souffrance que, dans l'immédiat, la « fracture sociale » (euphemisme qui a remplacé la lutte de classes) impose au corps de Marianne. Selon ces adeptes tenaces du « socialisme de marché », la responsabilité de cette souffrance et de cette fracture doit être attribuée à l'egoïsme du patronat francais et la sauvagerie inhumaine d'une économie mondialisée.

 

Pour adoucir en France la « souffrance sociale » et prévenir sa transformation toujours menaçante en revolte violente, il faut mettre en oeuvre une répartition encore plus égalitaire du revenu national stagnant. Pas question, sous peine d'implosion d'une société fragile et paupérisée, de lui imposer les sacrifices que Reagan et Thatcher ont obtenus de leurs électeurs. Pas question non plus d'alléger les sacrifices fiscaux et les contributions sociales demandees aux créateurs d'emplois et de richesses au nom de la solidarite et de la justice sociales. On est au rouet.

 

Lionel Jospin est le conservateur intelligent de l’« exception française », version de gauche. II voudrait concilier (mais en douceur, à la Gorbatchev) la « libéralisation » que les règlements et les accords européens imposent à l'économie française avec non seulement le maintien, mais l’extension du rôle « providentiel » de l'Etat auprès de ses vastes secteurs protégés, fonction publique, entreprises nationalisées, chomeurs et « exclus ». II y a cependant plus de Brejnev que de Gorbatchev dans les trente-cinq heures de Mme Aubry.

 

Agréée par une presse plus provinciale que nationale, cette ordonnance socialo-libérale (qui avait déjà servi d'affiche à la campagne présidentielle de Jacques Chirac, ce qui prédestinait celui-ci à cohabiter avec Lionel Jospin) a bien pu, administrée par un gouvernement socialiste prudent et pluriel, ne pas déplaire jusqu'ici à une Marianne inquiète, mais plus nerveuse que vraiment curieuse. Le moment approche où cette synthèse des contraires sera de plus en plus difficilement tenable, les contraintes budgétaires (et européennes) étant ce qu'elles sont.

 

Un tiers parti se flatte de n'être jamais entré dans la chambre de la malade et d'être exclu du débat. Pendant que les « riches » et les jeunes talents désertent d'eux-mêmes la France, M. Le Pen continue de réclamer à cor et à cri l’expulsion manu militari des immigrés non nationaux : il obtient ainsi gratis une extraordinaire publicité d'indignation de la part des belles âmes (elles sont légion en France).

 

Pour le reste, en se gardant bien d'expliquer comment il s'y prendrait (nul, bizarrement, ne l’attaque sur ce terrain), il se fait fort de rendre à la « France seule », degagée du « carcan » bruxellois et arrachée à la « mondialisation », sa prospérité et son « rang ». Le petit satan démagogue de notre vie publique est au moins à l’unisson de « l’exception francaise ».

 

Ce que les médecins de tous bords se gardent d'observer, c'est qu'une paupérisation économique d'ensemble va de pair en France avec une paupérisation générale de la vie spirituelle de la nation. Peu de pays développés ont une presse aussi indigente et (malgré une ou deux exceptions) aussi peu differenciée que la nôtre, aussi peu compensatrice de l’information standardisée propre à la télévision. Une telle presse, au lieu d'attirer le public en rompant en visière avec les préjugés et les idées reçues, en est la dépositaire  jalouse.Le succes de vente du Herald Tribune, parmi les lecteurs français curieux d'être informés, est un indice dont personne ici ne semble s'alarmer.

 

La misère matérielle a ses plaies. La misère morale a ses tabous. Leur nombre en France est impressionnant. L' extraordinaire infatuation pro-communiste des années 50-80 a disparu en surface. Mais elle survit, en profondeur, sous la forme d'habitudes mentales débiles et intolérantes. Le gaullisme historique a fait place a un néo-gaullisme « flou », mais vigilant sur une orthodoxie qui ferait hausser les épaules à De Gaulle, adepte de l’empirisme et non du dogmatisme.

 

Les routines « de droite » se perpétuent et elles confortent leurs soeurs «de gauche». On slalome précautionneusement dans ce pays, comme au temps où il ne fallait pas « désespérer Billancourt », parmi les choses qui ne sont pas « bonnes à dire » ou qui peuvent « chagriner » tel ou tel intérêt, amour-propre, ou loyalisme jaloux. Chaque coterie a ses interdits à faire valoir contre la liberte d'interprétation et d'expression.

 

Prenons un seul exemple. « Penser » le dernier acte, le plus monstrueux, de la tragédie algérienne est aussi difficile en France, pour les deux camps qui s'opposèrent puis se rapprochèrent entre 1958 et 1962 sur l'Algérie française, qu'a pu l’être naguère, pour les mêmes interlocuteurs, l’effort de « penser » le régime soviétique, dont ils s'accommodèrent le plus longtemps possible sur des motifs à la fois différents et convergents.

 

Faudra-t-il attendre, en poussant des soupirs d'indignation vertueuse, que la tragedie algérienne déborde en France et en Europe pour que les ex-porteurs de valises du FLN et les ex-faiseurs de paix hâtive qui de concert ont livré l'Algérie pieds et poings liés à la dictature de ce même FLN reconnaissent leurs erreurs, et remontent jusqu'au principe de la terreur qui ensanglante abominablement ce pays frère ?

 

Encore n'est-ce là qu'une des formes de cette paralysie de la pensée (et donc de l’action) qu'impose de tous cotés le refus suffisant et têtu de s'avouer sa propre vérité et de regarder en face le réel...

 

En revanche, dans l’espace très étroit ou la parole ne court aucun risque, la niaiserie, l'affectation ou le cynisme le plus débride peuvent se donner libre cours.

 

Leurs excès cachent un essentiel conformisme. Aucun ridicule, aucune comparaison avec un passé français de moins en moins vivant, avec un ailleurs européen de plus en plus méconnu, ne tue les hâbleries publicitaires de bateleurs plus ou moins philosophes ou plus ou moins sophistes.

 

Toute une camisole d'idées reçues et de tabous enserre l’enseignement français, dont la réputation était naguère et à juste titre très grande, et qui reste le seul lieu honnête où la conversation avec la longue durée et avec l’ailleurs est à même d'émanciper les jeunes esprits. Egalitarisme niveleur et utilitarisme à courte vue ont concouru à boucher les portes et les fenêtres encore ouvertes à l’école, ou qui pourraient s'y ouvrir. Un frémissement (Commission Fauroux, Commission Morin) semble toutefois, depuis quelque temps, se faire sentir en faveur du courage et du franc-parler. Mais ce n'est encore qu'un frémissement.

 

La littérature française n'offre plus la libération et l’initiation qu'attendaient d'elle traditionnellement les jeunes générations, en France et bien au-delà de nos frontières. Elle s'était «engagée» de travers sous Sartre dans les années soixante. Elle s'est désengagée aujourd'hui, mais en coteries qui ne s'adressent et ne s'interessent qu'à elles-mêmes, et qui ne représentent plus ni la tradition ni l’invention. Pourtant ni l’amour de la chose écrite, ni les talents ne manquent dans cette vieille nation littéraire. A la première étincelle, le feu du génie peut reprendre.

 

Dans les arts, un conformisme officiel et jaloux prévient ou décourage toute manifestation sincère du talent ou du jugement de goût. La sociologie de culture et de la pop-culture n'en tient pas lieu. Les Beatles francais, même subventionnés, restent hexagonaux et dérivés.

 

Devenues de simples dénominateurs communs de bons sentiments, les Eglises chrétiennes semblent avoir peur de leur ombre. Elles n'éduquent plus. Elles communiquent benoîtement sur les sujets d'actualité.

 

Cette pensée « restreinte » (qui a beaucoup d'analogies avec la « pensée captive » décrite dès la fin des années cinquante par Cseslaw Milocz) renferme dans les conversations privées la vivacite et la liberté de l’esprit. Une schizophrénie générale atrophie toute velléité de sincérite et de naturel, et le goût même du bonheur personnel.

 

Cette France grise n'est plus aimée du reste du monde, même si ses saisons prodigieusment fertiles d'autrefois, qui l’ont renduc si désirable (et si continûmrent depuis le XVIIème siècle), lui gardent, ainsi qu'à sa langue, à ses vieilles cités et à ses paysages, des amis fidèles et des admirateurs nombreux.

 

Des esprits fatalistes prétendent qu'il s'agit de maux democratiques universels. L' « exception française », pour le moment, consiste à les aggraver jusqu'a la caricature.

 

On admire d'autant plus tous ceux et toutes celles qui, minoritaires et ignorés, sans se laisser étourdir par le gaspillage et le bavardage, la suffisance des petits marquis et des grands barons, maintiennent ensemble ce pays civilisé, laborieux et inventif : ils assurent malgré tout, en profondeur et à contre-courant, à l'ecole, à la maison, en ville, à la campagne, sa continuité, sa vitalité, et même son rayonnement.

 

A ces étages invisibles de l'extérieur, et là seulement, comme il est arrivé quelquefois dans les « tunnels » qu'a connus notre histoire nationale, les vertus théologales [foi, espérance, charité] sont au travail. L'avenir est-il de leur coté ? On n'ose plus l'espérer, mais on veut le croire, pour l'amour et de la France et de l'Europe, à qui la France est indispensable.