Chronique

 

Le droit au sérieux opposable, par Eric Le Boucher

 

LE MONDE | 06.01.07 | 14h20

 

usqu'au bout, Jacques Chirac aura multiplié les "droits à". Le président des aides, des subventions, des crédits, des principes de précaution, des garanties, des assurances et, maintenant, des droits "opposables", laissera la trace d'un gigantesque distributeur de billets. Et aussi de celui qui a fait passer la dette de l'Etat de 58 % du PIB en 2002 à 66,6 % en fin de parcours. La maison Chirac panse les fractures sociales à crédit.

 

L'affaire des sans-domicile-fixe est du pur chiraquisme. Voilà un président qui fait, pour les voeux, une allocution télévisée d'une réelle haute tenue. Il décrit justement un monde en "changements considérables" : la mondialisation, la concurrence "de plus en plus vive" (la Chine et l'Inde), la révolution Internet, le climat, le terrorisme. Et il fixe cinq enjeux : les valeurs de la République, le progrès économique, le rôle de la France, l'Europe, l'environnement. Qui n'y souscrirait pas ? Bravo !

 

Et puis, dès le lendemain, la priorité est toute nouvelle : toutes affaires cessantes, il faut loger les SDF. Pourquoi ? On ne sait. Est-ce la pression des associations militantes relayées par les "20 Heures" ? Une petite manoeuvre contre Nicolas Sarkozy qui a mis cette mesure du droit opposable à son programme ? En tout cas, les grands enjeux sont oubliés et le social compassionnel a repris le dessus, comme à chaque occasion depuis 1995.

 

Que la France du logement social soit en échec, voilà qui est avéré. L'abbé Pierre aura beau y avoir consacré sa vie, il y a cinquante ans que cela dure. Le problème de fond aujourd'hui est que la France manque de 600 000 logements. Et que donc, pour simplifier, dans l'échelle des prix, chacun habite le logement d'en dessous, ceux du 8e au 7e, et ainsi de suite, et ceux du 1er qui attendent une HLM, expulsent les plus démunis du rez-de-chaussée dans la rue. Impéritie des gouvernements (surtout en l'occurrence de la gauche, qui déteste le BTP), électoralisme des élus, malthusianisme de tous, rentabilité trop faible des loyers (jusqu'aux dernières hausses), le diagnostic mériterait d'être mis au net. Mais M. Chirac n'a pas le temps d'attendre. Son gouvernement propose à la va-vite un système typiquement français : un droit (un de plus donc) si complexe que personne ne voit vraiment comment il va s'appliquer et qui, en tout état de cause, n'entrera pas en vigueur avant... plusieurs années.

 

Si on peut formuler un voeu en ce début d'année, c'est que l'élection mette un terme final à ce chiraquisme compassionnel. S'il est un seul droit opposable qu'il faut faire voter d'urgence en France, c'est celui de sérieux.

 

Le monde vit, en effet, "des changements considérables". Le modèle social français, qui date de l'après-guerre, prend eau de toutes parts. Depuis vingt ans, la classe politique se porte "à l'écoute" des flots de plaintes venues des catégories qui souffrent, les salariés dont les usines ferment, les sans-emploi, les sans-logis... et promet d'accorder de nouveaux droits et de verser des nouvelles subventions à tous, sous le regard des caméras de télévision. Le "sérieux" serait d'avoir enfin le courage d'expliquer que la France n'a plus les moyens et que, de toute façon, la subventionnite n'a rien résolu depuis vingt ans et qu'il est temps de prendre autrement les problèmes. Il faut une meilleure croissance et une refonte complète du fonctionnement de l'Etat.

 

Meilleure croissance ? L'économiste Eric Chaney, de Morgan Stanley, a calculé que la part de la France dans les exportations globales de la zone euro a reculé depuis 1999 de 16 %, quand celle de l'Allemagne a crû de 11 %, celle de l'Espagne de 2 % et celle de l'Italie a baissé de 1 %. Ces chiffres devraient tirer la sonnette d'alarme sur l'état réel de la compétitivité de l'économie nationale. Voilà le problème le plus "sérieux" de la France. Et Eric Chaney d'implorer les candidats de ne pas céder au "populisme", qui reviendrait à "laisser penser aux Français que le gouvernement a le pouvoir d'isoler la France de la mondialisation" en renforçant le protectionnisme.

 

Le fonctionnement de l'Etat ? Le rapport sur "l'économie de l'immatériel" remis au ministre des finances par Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy souligne l'ampleur de la révolution nécessaire. "La capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées est devenue l'avantage compétitif essentiel." "Formation, recherche, innovation : c'est sur ces critères que seront de plus en plus classées les nations. Et c'est sur ces trois critères que notre économie présente des faiblesses importantes et durables." Y remédier, poursuivent les auteurs, impose d'augmenter "sérieusement" les moyens de l'enseignement et d'en changer les structures, de "rénover en profondeur" l'organisation de la recherche et de "bousculer" notre système fiscal parce qu'il pénalise les innovations (puisse Mme Royal lire ce rapport de Jean-Pierre Jouyet, chef du service de l'inspection des finances et, par ailleurs, son conseiller !).

 

Plus globalement, "nous devons nous défaire du réflexe qui consiste à favoriser les situations acquises". Ce sont les mots qui doivent changer : la France se perd à vouloir "protéger", à accorder "des droits à", des "avantages", des "aides". Elle doit faire siens les mots "innovation", "incitation", "changement", "ouverture". Bref, mettre enfin le pays dans le mouvement rapide de la mondialisation, comme dirait Chirac.

 

Eric Le Boucher

Article paru dans l'édition du 07.01.07