Yves de
Kerdrel
25/12/2007
| Mise à jour : 15:45 |
Le siège de la banque Morgan Stanley, à New York. Le fonds
souverain chinois CIC a pris 10% du capital de la firme américaine à des
confitions léonines. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS
En cette fin d'année 2007 où l'économie
américaine s'est mise à vaciller, où les Chinois font les fins de mois des
États-Unis à raison de 2 milliards de dollars par jour, et où quelques joyaux
de Wall Street sont contraints d'aller à Canossa, ou plutôt à Pékin, pour
trouver de nouveaux fonds propres, tous les fantasmes commencent à se répandre.
Les uns annoncent déjà une Amérique colonisée par l'empire du Milieu. Les
autres, voient l'ensemble des grandes sociétés européennes passer
progressivement sous le contrôle des fonds souverains du Moyen ou de
l'Extrême-Orient.
Les lecteurs du Figaro, qui savent
que l'auteur de ces lignes aime à prendre à contre-pied le conformisme ambiant
non pas par principe, mais parce que les faits sont plus importants que les
préjugés ne seront donc pas étonnés de trouver ici un commentaire un peu
différent sur ces opérations de sauvetage menées de main de maître par les
Chinois au profit de Wall Street.
Ce n'est donc pas une affaire d'état si le
fonds souverain chinois CIC qui gère 200 milliards de dollars vient de prendre
près de 10 % du capital de Morgan Stanley à des conditions léonines (puisqu'il
va toucher un intérêt de 9 %). Ce n'est pas plus dramatique que Merrill Lynch
fasse appel au Singapourien Temasek pour reconstituer son bilan. Et que la première
banque américaine Citigroup ait vu débarquer Abu Dhabi dans son capital, comme
elle avait accueilli le prince al-Walid il y a quelques années, ou que Bear
Stearns ait du faire appel au courtier chinois Citic n'est pas considéré à la
Maison-Blanche comme un crime de haute trahison. Aux États-Unis où l'on
pratique aisément le patriotisme économique, comme l'a montré il y a deux ans
l'échec du rachat du pétrolier Unocal par des capitaux chinois ou celui des
ports américains par des pétrodollars, ces apports de capitaux frais au profit
de la haute finance new-yorkaise sont vus de manière positive. Pour trois
raisons pratiques.
La première on la retrouve dans l'un des
préceptes édictés par John Paul Getty, le milliardaire américain qui avait fait
fortune dans le pétrole. Celui-ci disait très justement : «Si vous devez cent
dollars à la banque, c'est votre problème. Si vous devez cent millions de
dollars à la banque, c'est le problème de la banque.» Tout est là. Actuellement
le banquier le plus actif des États-Unis ce sont les Chinois. Ils détiennent
environ pour 450 milliards de dollars de créances sur l'Oncle Sam. La
principale richesse passive des Chinois, ce sont donc ces obligations du trésor
américain, qui constituent l'un des placements les plus sûrs au monde tant que
le dollar ne s'écroule pas davantage. À côté de cela, la principale richesse
active des Chinois, c'est la propension des Américains à consommer, donc à
acheter et à importer des produits fabriqués dans l'empire du Milieu. Si ce
mouvement perpétuel de la consommation américaine ralentit, la première victime
en sera la Chine, directement à travers ses exportations et indirectement à
travers la valeur de ses actifs en dollars.
On comprend dans ces conditions
l'empressement des fonds chinois à soutenir les piliers de Wall Street, qui
maîtrisent une partie essentielle de la chaîne de confiance du capitalisme
américain. On comprend surtout leur volonté de tout faire pour que le système
bancaire ne se fissure pas, de manière à ce qu'il continue de diffuser du
carburant dans l'ensemble du moteur économique outre-Atlantique.
La deuxième raison tient au fait que les
Américains ont bien compris depuis longtemps que les Chinois n'avaient aucune
visée impérialiste. En dehors du Tibet et de Taïwan, leurs seuls intérêts
géopolitiques se résument à leurs intérêts économiques. Cela signifie qu'ils ne
chercheront jamais à devenir les maîtres de Wall Street. À l'inverse, les
Morgan Stanley, Merrill Lynch, Bear Stearns et autres établissements qui ont
accueilli des fonds asiatiques dans leur capital seront évidemment favorisés
par rapport aux autres, quand d'ici très peu de temps, le système financier
chinois va s'ouvrir aux firmes occidentales.
La troisième raison qui fait de ce
débarquement des capitaux asiatiques en Chine un non-événement, c'est que sans
que le reste de la planète s'en aperçoive, l'empire de la dette, c'est-à-dire
les États-Unis et celui du Milieu ont constitué un marché commun, avec une
devise de fait commune, puisque le yuan est lié au dollar, avec des intérêts
économiques croisés gigantesques et avec une formation des cadres chinois
assurée par les universités ou les entreprises américaines. Le cœur de
l'Amérique qui battait, du fait de ses racines historiques à l'unisson de
l'Europe, bat désormais au rythme de la zone Asie-Pacifique. C'est une des
conséquences du comportement du Vieux Continent pendant l'intervention en
Irak. C'est lié au fait que Los Angeles a remplacé New York comme cœur
économique du monde, comme l'a montré Jacques Attali dans sa Brève histoire de
l'avenir. C'est lié enfin au pragmatisme américain, et à la capacité à voir le
monde tel qu'il est avant de l'imaginer tel qu'il devrait être. Dès lors, il
serait fou, pour nous Européens, de ne pas tirer très vite les leçons de ces
mouvements de tectonique des plaques.