Extrait des Origines de la France contemporaine (H. Taine)
Même quand l’État respecte ou fournit la dotation du service, par cela seul qu’il le régit, il y a des chances pour qu’il le pervertisse.
Presque toujours, lorsque les gouvernements mettent la main sur une institution, c’est pour l’exploiter à leur profit et à son détriment; ils y font prévaloir leurs intérêts ou leurs théories; ils y importent leurs passions; ils y déforment quelque pièce ou rouage essentiel; ils en faussent le jeu, ils en détraquent le mécanisme; ils font d’elle un engin fiscal, électoral ou doctrinal, un instrument de règne ou de secte.[…]
Même quand les gouvernants ne subordonnent pas les intérêts de l’institution à leurs passions, à leurs théories, à leurs intérêts propres, même quand ils évitent de la mutiler et de la dénaturer, même quand ils remplissent loyalement et de leur mieux le mandat surérogatoire qu’ils se sont adjugé, infailliblement ils le remplissent mal, plus mal que les corps spontanés et spéciaux auxquels ils se substituent; car la structure de ces corps et la structure de l’État sont différentes.
Unique en son genre, ayant seul l’épée, agissant de haut et de loin, par autorité et contrainte, l’État opère à la fois sur le territoire entier, par des lois uniformes, par des règlements impératifs et circonstanciés, par une hiérarchie de fonctionnaires obéissants qu’il maintient sous des consignes strictes.
C’est pourquoi il est impropre aux besognes qui, pour être faites, exigent des ressorts et des procédés d’une autre espèce. Son ressort, tout extérieur, est insuffisant et trop faible pour soutenir et pousser les oeuvres qui ont besoin d’un moteur interne, comme l’intérêt privé, le patriotisme local, les affections de famille, la curiosité scientifique, l’instinct de charité, la foi religieuse. Son procédé, trop mécanique, est trop rigide et trop borné pour faire marcher les entreprises qui demandent à l’entrepreneur le tact alerte et sûr, la souplesse de main, l’appréciation des circonstances, l’adaptation changeante des moyens au but, l’invention continue, l’initiative et l’indépendance.
Partant, l’État est mauvais chef de famille, mauvais industriel, agriculteur et commerçant, mauvais distributeur du travail et des subsistances, mauvais régulateur de la production, des échanges et de la consommation, médiocre administrateur de la province et de la commune, philanthrope sans discernement, directeur incompétent des beaux-arts, de la science, de l’enseignement et des cultes.
En tous ces offices, son action est lente ou maladroite, routinière ou cassante, toujours dispendieuse, de petit effet et de faible rendement, toujours à côté et au-delà des besoins réels qu’elle prétend satisfaire. C’est qu’elle part de trop haut et s’étend sur un cercle trop vaste.
Transmise par la filière hiérarchique, elle s’y attarde dans les formalités et s’y empêtre dans les paperasses. Arrivée au terme et sur place, elle applique sur tous les terrains le même programme, un programme fabriqué d’avance, dans le cabinet, tout d’une pièce, sans le tâtonnement expérimental et les raccords nécessaires, un programme qui, calculé par à peu près, sur la moyenne et pour l’ordinaire, ne convient exactement à aucun cas particulier, un programme qui impose aux choses son uniformité fixe, au lieu de s’ajuster à la diversité et à la mobilité des choses, sorte d’habit-modèle, d’étoffe et de coupe obligatoires, que le gouvernement expédie du centre aux provinces, par milliers d’exemplaires, pour être endossé et porté, bon gré mal gré, par toutes les tailles, en toute saison […].
Bien pis, non seulement
dans ce domaine qui n’est pas le sien l’État travaille mal, grossièrement, avec
plus de frais et moins de fruit que les corps spontanés, mais encore par le
monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce
il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître; et
voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent
désormais au corps total.
Bien pis encore, si ce
régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de
les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus; leur germe lui-même a
péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur
propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et
supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des
formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et
fidèlement suivis.
Confiance mutuelle,
respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération,
patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de coeur et
d’esprit sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable se
sont amorties en eux, faute d’exercice.
Désormais la
collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez
les peuples sains, est hors de leur portée; ils sont atteints d’incapacité
sociale et, par suite, d’incapacité politique [à mon avis, c’est une excellente
description des Français de 2007 ayant toujours vécu dans le giron de
l’Etat-providence].