L’ultra-antilibéralisme
ou le style paranoïde dans la critique
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En France, le qualificatif « libéral » devient une
insulte. L'insulte s'accompagne généralement d'une précision qui grossit
l’épithète. On n'est pas seulement «libéral», mais «ultra-libéral ». C'est
l'apparition de ce style paranoïde qui intéresse Alain Wolfelsperger. Quelle
est la signification profonde de cette nouvelle idéologie :
l’ultra-antilibéralisme ?
COMMENTAIRE
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L’historien américain Richard Hofstadter a publié en
1964 un article, dont le retentissement a encore un écho aujourd'hui, sur ce
qu'il appelait « le style paranoïde dans la politique américaine ». Il le
définissait par des traits comme « l'exagération passionnée, la méfiance et les
fantasmes de complot » et prenait soin de préciser que le mot « paranoïde »
n'était pas à prendre au sens strictement clinique mais qu'aucun autre ne lui
paraissait plus approprié. Il montrait la permanence de ce « style »
dans l'histoire des États-Unis et insistait surtout sur sa forme contemporaine
en privilégiant le cas du maccarthysme. Il observait cependant, au passage,
sans donner d'illustrations, que la droite n'en avait pas l'exclusivité. Il
aurait pu faire la même remarque à propos des États-Unis. Le style paranoïde sévit
aussi de l'autre côté, à la fois, du champ politique et de l'Atlantique si on
en juge par la manière nouvelle dont le libéralisme économique est aujourd'hui
vitupéré en France dans divers milieux intellectuels et politiques se réclamant
surtout de la gauche classique ou extrême mais en développant une critique qui
n'est pas sans résonance auprès d'une certaine droite classique ou extrême.
On
a toujours dénoncé avec force, dans ces milieux, les conséquences néfastes du
système capitaliste (inégalités, insécurité de l'emploi, etc.) avec des
arguments pouvant mériter considération quand ils soulèvent de vrais problèmes.
Mais on assiste depuis quelque temps, depuis, en fait, que l'économie de marché
a retrouvé une sorte de légitimité de principe, à une intensification de cette
critique qui ne correspond pas seulement à un simple changement de ton et qui
appelle une appréciation moins bienveillante. Au-delà du recours à une
rhétorique naturellement plus enflammée qu'aux temps bénis où les gouvernements
de droite ne pouvaient faire mieux que de mener des batailles de retardement
contre les « avancées » réclamées et souvent obtenues par le « mouvement social
», c'est le procès fait au libéralisme qui a changé de nature. C'est
aujourd'hui moins le système que la doctrine lui servant de justification qui
est mise en accusation en mettant l'accent sur la manière insidieuse dont elle
aurait imposé ses préceptes et sur les perspectives désastreuses qui
s'ouvriraient si son succès se confirmait. Comme il s'agit là d'aspects du rôle
joué par les idées libérales qui n'avaient pas de sens ou d'intérêt il y a
trois ou quatre dizaines d'années, on a ainsi affaire à une doctrine de combat
inédite destinée spécifiquement à contrer l'hégémonie actuelle d'un prétendu «
ultralibéralisme » et que l'on pourrait appeler, de manière parodique,
l’ultra-antilibéralisme en raison de sa radicalité, de son contenu
exclusivement critique et de l'état émotionnel fait de peur, voire d'épouvante,
qu'elle vise à susciter.
C'est à ce propos que le qualificatif « paranoïde
», au sens d'Hofstadter, vient naturellement à l'esprit. Les trois idées-forces
de cet ultraantilibéralisme sont, en effet, l'explication de la prépondérance
actuelle des thèses libérales en matière économique par une conspiration due à
un petit nombre de doctrinaires fanatiques ayant mené à bien une entreprise
secrète de prise de pouvoir intellectuel, la prévision de la catastrophe
d'ampleur planétaire à laquelle nous conduit inexorablement et à brève échéance
la poursuite de la mise en œuvre de ces thèses et la révélation terrifiante de
l'essence cachée du projet libéral qui n'est rien de moins que la mise en place
d'un nouveau système totalitaire à l'échelle mondiale.
La
propagation du libéralisme économique serait essentiellement le produit d'un
plan machiavélique de manipulation des esprits mis impitoyablement en
application par un petit groupe de doctrinaires fanatiques.
Quand on s'intéresse à la manière dont les
ultra-antilibéraux cherchent à comprendre la remise en honneur des idées
favorables à l'économie de marché depuis près de trente ans, on ne peut qu'être
frappé de voir à quel point ils restent stupéfiés par un phénomène aussi
contraire, selon eux, aux souhaits légitimes et aux attentes bien fondées de
l'humanité (au « sens de l'histoire », aurait-on dit jadis). Comme pour les
membres des mouvements dont Hofstadter, reprenant une idée de Daniel Bell,
étudiait le style paranoïde aux États-Unis, l'intensité de leur désarroi (avec
la propension au conspirationnisme qui en résulte) semble liée à un profond
sentiment de dépossession, c'est-à-dire à la conviction d'avoir été
intégralement et injustement privés d'un bien qui devait leur appartenir en
exclusivité à tout jamais et qui est, en l'occurrence, la suprématie
idéologique. C'est pourquoi, quand ils doivent se résoudre à fournir une
explication de cette nouvelle situation, seule peut compter, pour eux, la force
autonome des idées et non la leçon des faits sur les mérites des différentes
thérapeutiques disponibles pour remédier aux maux économiques de notre
époque. Ce qui s'est passé, en effet, est, selon eux, exactement le contraire
de ce qui aurait dû avoir lieu. Puisque le système capitaliste était entré dans
une phase de crise d'une nature sans précédent au milieu des années 1970, la
seule issue concevable était, en attendant son effondrement inéluctable, de
rajouter une dose d'intervention étatique pour le maintenir encore un peu en
état de survie artificielle. Or, c'est la voie exactement opposée de la
libéralisation de l'économie qui a été peu à peu adoptée partout. La plupart
des observateurs non (ou moins) engagés dans le combat idéologique contre le
libéralisme économique s'accordent à considérer que ce choix « réactionnaire »
s'explique essentiellement par la prise de conscience du fait que toutes les
autres solutions avaient fait la preuve de leur inefficacité et étaient
profondément inadaptées au développement de la mondialisation. Le rôle des
défenseurs attitrés du marché s'est borné à rappeler que celui-ci avait des
vertus que l'on avait trop sous-estimées et qu'il y avait de bonnes raisons de
lui faire plus confiance que ce n'avait été le cas dans la période précédente.
Sans qu'il faille, d'ailleurs, exagérer leur rôle par rapport aux économistes,
en beaucoup plus grand nombre et plus influents, qui trouvent leur inspiration
non dans le libéralisme à proprement parler mais dans la théorie normative dite
« économie du bien-être » qui relève de la philosophie utilitariste et dans les
enseignements pratiques déductibles d'une théorie économique positive dépourvue
de présupposés idéologiques.
C'est dans ces conditions que les politiciens
désemparés mais pas trop encombrés de préjugés se sont résolus à « faire du
libéralisme » comme s'il s'agissait d'appliquer non les préceptes d'une
nouvelle religion séculière à laquelle ils se seraient « convertis » mais une
thérapeutique dont la mise en application valait la peine d'être au moins
essayée. Sans les problèmes rencontrés avec la fin des Trente Glorieuses, il
aurait fallu, en effet, une capacité de persuasion hors du commun pour que la
petite troupe des économistes restés libéraux dans les années d'après-guerre
réussissent à modifier la politique économique d'États démocratiques par la
seule force d'une argumentation essentiellement théorique même en bénéficiant,
comme on le prétend, de moyens matériels de propagande considérables. C'est
bien pourtant cette hypothèse qui est retenue par les ultra-antilibéraux. Le
retour en grâce du libéralisme économique est présenté comme principalement le
produit d'un processus discret, sinon clandestin, de prise progressive du
pouvoir (intellectuel) dont la création de la « société du Mont-Pèlerin » [du
nom de la ville suisse où s’est tenue la première réunion] en 1947 par un tout
petit groupe de libéraux impénitents est systématiquement mentionnée comme le
point de départ le plus probable. C'est par ces « Sages de Sion » d'un nouveau
genre qu'ont été mis au point les éléments d'un sinistre complot ayant pour
moyens, comme pour lesdits « Sages », l'argent et la ruse, et pour buts la
réhabilitation de l'économie de marché et la réalisation d'un vaste retour en
arrière par rapport au merveilleux système d'économie mixte qui s'était imposé
dans tous les pays occidentaux depuis la grande crise.
C'est ainsi que Susan George écrit qu'une
explication du « triomphe du néo-libéralisme et des désastres économiques,
politiques, sociaux et écologiques qui s'ensuivent est que les néo-libéraux ont
acheté et payé leur propre "Grande
Transformation " [allusion à un livre à la mode chez les anti-libéraux]
perverse et rétrograde. Contrairement aux progressistes, ils ont compris que
les idées ont des conséquences. À partir d'un minuscule embryon à l'université
de Chicago dont le noyau était constitué par le philosophe et économiste
Friedrich von Hayek et ses étudiants comme Milton Friedman, les néo-libéraux et
leurs bailleurs de fonds ont créé un immense réseau international de
fondations, instituts, centres de recherche, publications, chercheurs,
écrivains [...] pour développer, mettre en valeur et promouvoir implacablement
leurs idées et leur doctrine ». Cette explication est reprise dans de nombreux
ouvrages d'un genre plus universitaire mais tout aussi idéologiquement motivés
que le texte de Susan George, même si la thèse de la conspiration
intellectuelle y est associée à la mention (d'ailleurs très brève) d'autres
facteurs. Elle est particulièrement développée par Serge Halimi [le castriste en
chef du Monde Diplodocus] qui n'hésite pas, de manière significative, à appeler
avec insistance « conjurés du lac Léman » le groupe des intellectuels
libéraux du Mont-Pèlerin. Il est permis aussi de penser que c'est cette même
thèse qui a inspiré le lancement du mouvement antilibéral connu sous le nom
d'ATTAC puisque ses fondateurs ne se cachent pas de vouloir employer, notamment
grâce à son « conseil scientifique », la même méthode que celle qui, selon eux,
a permis le succès des néo-libéraux après la Seconde Guerre mondiale.
Pour tenter d'échapper à l'accusation de retenir
ainsi une interprétation conspiration-niste de l'histoire, c'est à la théorie
intellectuellement et politiquement plus correcte fondée sur le concept
d'hégémonie culturelle dû à Gramsci qu'il est toujours fait référence à ce
sujet. Mais elle ne rend pas plus plausible l'idée qu'il suffit à une infime
minorité d'intellectuels complètement à contre-courant, même abondamment
pourvus d'argent et d'enthousiasme, de défendre énergiquement quelques
principes théoriques pour que, en deux ou trois décennies, ils parviennent, par
une curieuse coïncidence, dans tous les pays (ou presque) et, à peu près, au
même moment à imposer aux politiciens de gauche comme de droite un renversement
complet de leur politique économique. D'ailleurs, la manière précise dont l'«
immense réseau » d'influence dont parle George est parvenu à ses fins reste
très mystérieuse. On nous rappelle bien que le Président Reagan aux Etats-Unis
et Mme Thatcher en Grande-Bretagne avaient été soumis à
l'endoctrinement qu'il diffusait mais, outre qu'il serait difficile de prouver
l'existence d'un phénomène semblable pour les dirigeants des autres pays, il ne
suffît pas, dans les régimes non dictatoriaux, que ceux qui arrivent au sommet
du pouvoir aient telle ou telle forte conviction pour qu'ils puissent
impunément en imposer durablement les conséquences à leur pays si celles-ci
sont manifestement néfastes. Or l'expérience a montré que les citoyens desdits
pays ont été et sont toujours, dans une large mesure, des victimes apparemment
consentantes puisqu'ils s'obstinent à voter pour les partis mettant en œuvre un
programme plus ou moins libéral pourtant contraire à leurs intérêts. Pourquoi ?
Parce que, pour reprendre une formule qui revient de manière lancinante dans
divers textes, le libéralisme avait pénétré insidieusement « dans leurs têtes »
en même temps que dans celles de leurs dirigeants. Le libéralisme économique
s'est diffusé à la manière d'une épidémie. Il est ensuite d'autant plus
difficile de se débarrasser de cette maladie de l'esprit qu'on n'a, en général,
aucune conscience de sa présence en soi. Même ceux qui ont eu la chance de
s'apercevoir du mal qui les a frappés comme tout le monde doivent d'abord mener
une lutte acharnée contre eux-mêmes pour en guérir.
Quelles preuves y a-t-il de l'existence de cette
vision typiquement paranoïde des choses chez les ultra-antilibéraux ? La
première est que c'est la seule manière dont il est possible pour eux de réconcilier
les faits avec l'incapacité dans laquelle ils se trouvent d'admettre que les
progrès du libéralisme s'expliquent par la gravité des problèmes apparus au
cours des années 1970 et l'impuissance de l'État à les résoudre. Si un «
néo-dirigisme » adapté aux nouvelles circonstances n'a pas fait l'affaire,
c'est qu'un regrettable préjugé favorable au libéralisme avait obscurci les
cons-ciences avec une force qui ne peut s'expliquer que par l'efficacité d'une
entreprise gigantesque de propagande.
Une seconde preuve est qu'il existe des documents
qui confirment presque textuellement l'existence du fantasme, typique chez les
victimes du délire de la persécution, de l’emprise totale sur eux du
persécuteur qui s'insinue partout et jusque dans leurs propres pensées pour
mieux les manipuler. C'est ainsi que, dans un extraordinaire article, l'ancien
président d'ATTAC Bernard Cassen écrit notamment : « [le] virus [du
néo-libéralisme] est dans les cellules de nos cerveaux et nous avons
besoin de les désintoxiquer pour pouvoir penser librement de nouveau »,
en précisant que « notre objectif est de décontaminer les esprits »
(italiques ajoutés). Il est significatif aussi qu'Halimi (op. cit.) mette
l'accent sur la nature quasi religieuse ou mystique du phénomène par la répétition
insistante du mot « conversion », sans doute pour que personne ne s'imagine que
c'est la force d'une argumentation rationnelle qui aurait pu être à l'origine
de la faveur dont bénéficient aujourd'hui les idées libérales [et pourtant,
Dieu sait si les arguments réationnels en faveur du libéralisme sont forts, à
croire que les intellectuels anti-libéraux ne sont rationnels !Je taquine,
je pense qu’ils ne connaissent pas le libéralisme et ne s’en informe que pour
critiquer et non pour comprendre : antilibéral, c’est non seulement une
opinion mais une position voire un gagne-pain].
Les textes révélateurs d'une tendance de ce genre
ne sont pas seulement dus à des membres de la basse (ou moyenne)
intelligentsia. Elle se manifeste aussi avec éclat chez les vedettes
intellectuelles de l'antilibéralisme, comme le prouvent abondamment les écrits
du Bourdieu de la dernière époque. Sans négliger l'influence des intérêts des
groupes sociaux qui trouvent un avantage à la propagation des idées libérales,
il est surtout très attentif au rôle propre des « armes intellectuelles et
culturelles » de l'ennemi.
À cet égard, l'agent principal et le plus
redoutable, parce que le plus secret et le plus hypocrite, est moins la
doctrine libérale qui s'avoue explicitement comme telle que la « science
économique » qui se donne les apparences trompeuses de la scientificité et de
la neutralité idéologique mais qui, finalement, soutient le même programme. Mais,
si, reprenant ainsi, à la terminologie près, le vieux discours marxiste
opposant l’« idéologie bourgeoise » à la « science prolétarienne »,
c'est-à-dire, en l'occurrence, la pseudo-science économique à sa propre
sociologie, Bourdieu est très prolixe dans la dénonciation des artifices
malhonnêtes qui rendent la première particulièrement bien adaptée à la fonction
de « production et reproduction de la croyance dans l'utopie néo-libérale », il
n'en donne aucun exemple précis et n'a pas de véritable explication à fournir
du succès d'une entreprise aussi foncièrement mystificatrice. Car la science
économique n'est pas née dans les années qui ont immédiatement précédé le
renouveau du libéralisme économique comme doctrine d'action et on se demande
bien pourquoi elle aurait pu acquérir justement à cette époque et partout en
même temps cet « effet d'autorité » surpuissant qui aurait provoqué ce
renouveau.
Il est vrai que le maître à penser de la reproduction
ne peut qu'être démuni pour nous aider à comprendre les mécanismes du changement,
c'est-à-dire, en l'occurrence, de l'acquisition progressive mais rapide par
la science économique d'une position dominante non seulement dans les sciences
sociales mais aussi dans les cercles du pouvoir (y compris -pour comble de
malheur et d'étrangeté - ceux de tendance socialiste). Bourdieu ne peut que
constater et décrire la modification de l’habitus des agents (par suite
de leur « conversion » au néo-libéralisme) et la transformation des règles du
jeu social qui lui correspond, mais il n'a pas de théorie à fournir pour
l'expliquer. De ce fait, le résultat est le même que dans les écrits
précédemment mentionnés. Ses diatribes sur la science économique laissent
l'impression que ses effets délétères tiennent à une capacité autonome et quasi
irrésistible d'imposer à tous ses enseignements qui est d'autant plus
mystérieuse que ceux-ci sont, selon lui, dépourvus de toute valeur théorique et
empirique et qu'ils conduisent à justifier des mesures contraires aux besoins
humains les plus évidents.
La propension de Bourdieu à se complaire dans
l'évocation typiquement paranoïde de vastes machinations néo-libérales ourdies
dans l'ombre se manifeste encore plus clairement dans son annonce que «
l'avènement d'une sorte de gouvernement mondial invisible au service des
puissances économiques dominantes » (les italiques sont de Bourdieu ) est
préparé au moyen de traités internationaux « produits dans le plus grand secret
» et rédigés de façon « délibérément obscure ».
On constate ainsi avec intérêt, dans le
prolongement de l'analyse de R. Boudon [Pourquoi les intellectuels n’aiment
pas le libéralisme, que je vous recommande], que la vulgate durkheimienne
d'apparence « savante » en honneur chez de nombreux sociologues peut, en
pratique, parfaitement se concilier avec la théorie du complot la plus rustique
et que ce n'est pas seulement là le produit d'une interprétation grossièrement
simplificatrice de la pensée du maître. C'est bien Bourdieu lui-même qui
n'hésite pas à développer son analyse dans les deux registres.
Le
libéralisme économique nous conduirait fatalement à une catastrophe humanitaire
d'ampleur planétaire ou le spectre de l'« omnimarchandisation du monde ».
Le résultat à attendre du complot ultralibéral est
à la mesure de la perfidie de la méthode. Il s'agit du lancement d'une «
machine infernale » qui engendre une « course à l'abîme » au nom d'une « utopie
ultra-conséquente comme certaines formes de folie » et qui, du fait de la
mondialisation, concerne l'ensemble de l'humanité. C'est encore Bourdieu qui
s'exprime en ces termes dans Le Monde diplomatique (mars 1998). Ce style
hyperbolique est celui qui est de rigueur chez les ultra-antilibéraux. Pourquoi
?
Parce que, comme pour l'extrême droite américaine
décrite par Hofstadter à propos de la menace communiste intérieure, la
situation exige objectivement, selon eux, de réagir avec rapidité et vigueur
tant est catastrophique l'avenir qui s'ouvre devant nous et tant le danger est
imminent. Le problème essentiel, en effet, ne provient pas du mal, pourtant déjà
affreux, que les politiques libérales font à notre société aujourd'hui. Il
se trouve dans le sort beaucoup plus terrible qu'elles nous réservent pour demain.
C'est un monde de cauchemar totalement inédit qui nous attend. C'est
justement parce que nous n'en avons aucune expérience concrète qu'il faut
résister à la tentation de le minimiser. Dans le genre illustré par Polanyi décrivant
avec effroi ce qui aurait pu se passer si le libéralisme économique
n'avait pas été efficacement contrecarré dès le milieu du XIXe
siècle, l'alarmisme s'est emparé de la réflexion antilibérale et y joue un rôle
déterminant depuis que cette doctrine monstrueuse a repris le dessus. Le
discours apocalyptique ne porte pas (principalement) sur la dégradation de la
qualité de l'environnement mais sur le phénomène plus général (dont cette
dégradation est un des résultats) de l’omnimarchandisation du monde, comme
dit Latouche.
De quoi s'agit-il ? De la reprise et de la
systématisation du vieux thème marxien, développé dans les premières pages du Manifeste
du Parti communiste, de la pénétration perverse du rapport d'argent dans
les relations humaines de toute nature sous l'influence d'une bourgeoisie sans
cesse plus puissante et conquérante. Trois exemples suffiront.
Pour Jean-Marie Harribey, économiste et membre du
conseil scientifique d'ATTAC, l'heure est grave car « le capitalisme est en
passe [c'est-à-dire, en bon français, sur le point !] de réaliser son
rêve le plus dément : transformer totalement les rapports de propriété sur la
planète, de telle sorte que la moindre activité humaine, la moindre ressource
matérielle ou intellectuelle, deviennent des marchandises, c'est-à-dire des
occasions de profit. Avec évidemment la volonté de rendre la chose
irréversible». Dans la même tonalité, le sociologue Alain Caillé nous assure
que « la principale raison de s'opposer [à la mondialisation libérale]
est qu'elle s'accompagne d'une tendance apparemment irrépressible à
transformer toute chose, toute activité et toute relation
humaine en marchandise » (italiques ajoutés). Dans un genre plus familier mais
qui correspond à une aussi dramatique mise en garde, l'économiste Michel Beaud
a recours à l'anecdote (encore fictive, mais pour combien de temps ?) de
l'homme qui se promène dans la campagne avec son petit garçon et qui s'aperçoit
brusquement avec horreur que celui-ci a déjà, à son insu, intériorisé les
valeurs néo-libérales quand il lui demande candidement : «Dis, Papa, à qui on
paye ? »
Il est intéressant d'observer que la pensée
progressiste rejoint volontiers sur ce thème la critique conservatrice et
romantique du monde bourgeois avec ses éternelles lamentations sur la
dégradation de l'environnement traditionnel, la destruction des communautés
naturelles par le développement de l'individualisme et de l'économie de marché
et la fatale contamination de toutes les motivations désintéressées par
l'esprit de lucre qui en résulte. Ce sont ces affinités entre tendances
idéologiques apparemment opposées qui expliquent la stratégie d'influence adoptée,
sans succès il est vrai, par l'idéologue de la « Nouvelle Droite » Alain de
Benoist qui n'a jamais fait mystère de son aversion prioritaire pour le
libéralisme en général et le libéralisme économique en particulier et qui
aurait aimé constituer avec les ultra-antilibéraux de gauche une sorte de «
grande alliance » contre leur ennemi principal commun : l'économie de marché et
ses défenseurs. [On notera tout de même que Le vertige social nationaliste
de Dominique Reynié remet au goût du jour cette analyse de la collusion des
extrêmes.]
Les ultra-antilibéraux n'entrent curieusement
jamais dans le détail de la description de ce monde cauchemardesque et des
raisons qui le rendraient invivable, sans doute parce que ce qui est « évident
» n'a pas besoin d'être démontré. Mais le problème est surtout qu'ils ne
fournissent pas les raisons de croire en la quasi-fatalité de sa survenance.
Comme il convient quand on se complaît dans un style paranoïde d'argumentation,
on est, en fait, ici en plein fantasme. Préférant l'idée conforme à leurs
préjugés qu'ils se font du libéralisme à l'étude des textes de ses
représentants les plus qualifiés et les plus influents, les ultra-antilibéraux
lui attribuent des caractéristiques très largement imaginaires. Dans la mesure
où Hayek est souvent considéré par eux comme l'auteur dans lequel on trouverait
aujourd'hui l'expression la plus achevée de la pensée économique qu'ils
abhorrent, il suffit pourtant Je parcourir les trois tomes de son livre
principal pour constater que cet « extrémiste » ne caresse nullement le rêve
d'une société intégralement marchande. À plus forte raison rien de tel n'est à
attendre des économistes qui n'ont qu'une conception purement pragmatique des
solutions libérales.
Les ultra-antilibéraux n'évoquent pas non plus,
sauf de manière très vague, la possibilité qu'interviennent ici, à la place ou
en complément de la logique (délirante) des idées, des mécanismes du type «
pente glissante » qui feraient que les partisans de la libéralisation de
l'économie seraient des apprentis sorciers inconscients d'avoir mis le doigt
dans un engrenage destiné à échapper à tout contrôle humain et conduisant à la
catastrophe. En fait leur intime conviction à ce sujet leur paraît un mode de
preuve suffisant, comme s'il suffisait de constater que le mouvement a commencé
sous la forme d'un certain nombre (d'ailleurs limité) d'extensions de la place
du marché dans la société pour qu'il se poursuive et s'amplifie inexorablement.
C'est ainsi qu'est dénoncée, en des termes totalement disproportionnés avec la
réalité, la manière dont le phénomène affecterait déjà l'eau (avec l'évocation
corrélative de l'idyllique usage gratuit de la bonne eau pure de la fontaine
des villages de nos ancêtres), la culture, le langage, le ciel, le corps humain,
la sexualité, la santé, le sport, etc.
Objections
Deux arguments principaux peuvent être opposés à la
thèse de l'omnimarchandisation. Le premier est que. pour l'essentiel dans
l'état actuel des choses, ce qui est appelé « marchandisation » n'est, en fait,
rien d'autre qu'une « désétatisation » et que c'est justement parce que la
supériorité du mode administratif de gestion et de fourniture des biens sur le
mode marchand n'était plus crédible pour des raisons pratiques (et non
idéologiques) précises qu'on a choisi d'y mettre fin dans un certain nombre de
cas. Libre à certains de penser qu'il est infiniment plus insupportable de
payer un prix en échange d'une consommation adaptée aux besoins de chacun que
de verser obligatoirement un impôt pour financer des biens standardisés à la
suite d'une décision centralisée. On ne voit, en tout cas, pas pourquoi les «
relations humaines », comme dit Caille, qui ont toujours échappé à l'emprise de
l'État, seraient condamnées à passer, par la même occasion. « sous le joug du
marché », comme si celui-ci avait le pouvoir d'interdire aux hommes de
continuer à se comporter les uns à l’égard des autres sur un mode ni étatique
ni marchand, Les auteurs antilibéraux ne nous offrent aucune analyse générale
d'une telle tendance. Ils affirment seulement qu'il s'agit d'un fait
d'observation qu'ils établissent en montrant l'existence possible (nécessaire,
selon eux) d'un lien entre les principes de base de l'économie de marché et un
certain nombre de phénomènes sociaux nouveaux qu'ils jugent particulièrement
inquiétants.
Cest ainsi que Zaiki Laïdi, dans un article de Libération
(16 juin 2000), contribue, peut-être à son corps défendant à la
popularisation des interprétations paranoïdes du renouveau des idées libérales
en cherchant à montrer comment la « société de marché » peut se
développer grâce au rôle qu'elle joue dans la formation de l'« imaginaire » des
individus (ce qui rejoint le thème du « libéralisme dans les tètes ») en
affectant l'ensemble de leurs comportements. Il en résulte que la
marchandisation du monde peut, par un comble de perversité, progresser même en
l'absence d'extension des marchés et, à la limite, sans marché du tout ! « La
force idéologique. dit-il, de la société de marché réside peut-être dans sa
capacité moins à convertir des secteurs non marchands en secteurs marchands
qu'à [imposer la représentation] de la vie sociale comme un espace marchand,
même quand il n'y a pas. à la cié, de transaction marchande- » l’une des
illustrations qu'il donne de cette capacité prodigieuse est relative à la
modification intervenue dans les attitudes des familles à l'égard du système
éducatif. Celui-ci tendrait à « se marchandiser » en pratique tout en
restant public et gratuit du seul fait que les familles le concevraient maintenant
de plus en plus comme, horribile dictu, « un prestataire de services ».
Cela signifie que ces familles assigneraient à l'école une finalité aussi
aberrante que celle consistant à « préparer les enfants à la vie active » et
chercheraient à établir avec cette institution les mêmes relations que celles
qu'elles auraient avec une entreprise quelconque sur le marché. En d'autres
termes, tout service public doit être considéré comme en voie de
marchandisation s'il prend à ses « usagers », jusque-là passifs et confiants en
la sagesse supérieure de l'État et de ses agents, la fantaisie un peu vicieuse
non de demander sa privatisation au sens juridique du terme mais de se
transformer en « clients » désireux de dire directement leur mot sur son
fonctionnement et de faire en sorte qu'il réponde mieux à leurs attentes.
On constate ainsi que marchandisation ne veut pas
dire autre chose que tendance des acteurs ordinaires du système social à
intervenir directement et individuellement pour que celui-ci, au travers de ses
institutions marchandes ou non, assure une meilleure satisfaction de
leurs besoins tels qu'ils les définissent eux-mêmes. Une telle évolution est
peut-être le comble de l'horreur pour ceux qui considèrent qu'il revient seule
à une élite (ou, ce qui revient au même, aux interprètes qualifiés du «
mouvement social ») de se prononcer à ce sujet mais elle risque de paraître au
commun des mortels comme quelque chose de tout à fait supportable, voire de
souhaitable. On comprend alors mieux l'intensité de la répulsion et même de la
panique des ultra-antilibéraux à l'égard d'un phénomène qui est d'autant plus
difficile à contrecarrer qu'il se présente sous des jours aussi diaboliquement
séduisants et qu'il conduit insidieusement chacun à se comporter, sans en être
conscient, comme s'il était un partisan enthousiaste de l'ultra-libéralisme.
La deuxième raison de ne pas croire en la fatalité
de l’omnimarchandisation du monde est qu'il est inconcevable dans une
démocratie libérale que la population fasse imperturbablement confiance
à des équipes politiques qui, par extraordinaire, ne se seraient pas aperçues
toutes seules que la situation empire constamment du fait de la libéralisation
de l'économie. Pour qu'il en soit autrement, il faut soit faire une hypothèse de
stupidité complète à propos de la population et de la classe politique, soit,
ce qui revient au même en un sens, faire appel à l'inusable (et typiquement
paranoïde) théorie de la manipulation parfaitement efficace des institutions
politiques, de l'opinion, de la culture, etc., par une classe « dominante »
tirant secrètement les ficelles et privant la majeure partie de la population
de la possibilité de concevoir et de défendre ses « vrais » intérêts. On ne
s'attardera pas à démontrer que ni l'une ni l'autre de ces deux justifications
ne résistent à un examen un peu approfondi.
Une menace totalitaire
Le libéralisme économique serait une imposture
idéologique dissimulant l'essence totalitaire de son projet sous un attachement
de façade à la liberté.
Le libéralisme économique est un «néototalitarisme»,
déclarait publiquement un jour (d'après Le Monde du 18 janvier 1997)
un membre éminent du parti gaulliste de l'époque, Philippe Séguin, qui
cherchait sans doute à séduire, en même temps que le monde de la presse auquel
il s'adressait en l'occurrence, un large électorat supposé toujours sensible au
rappel du primat du politique sur le marchand.
Une semaine plus tard, comme pour ne pas se laisser
tourner sur sa gauche par ce rival inattendu sur ce terrain, le dirigeant
socialiste Pierre Mauroy reprenait la même idée et s'en prenait, à son tour, au
« fondamentalisme néolibéral qui ambitionne l'hégémonie du monde comme un totalitarisme
moderne » (d'après Le Monde du 25 janvier 1997).
Intéressante coïncidence dans le temps et l'espace
(politique) : à gauche comme à droite, si on en juge par ces deux politiciens
réputés « raisonnables » et certainement représentatifs, on considère comme une
sorte d'évidence le caractère totalitaire du libéralisme économique et
la grave menace qu'il représente en conséquence. On imagine certes facilement
l'antipathie profonde que les politiciens de toutes tendances éprouvent
spontanément pour une doctrine qui montre qu'ils n'ont qu'une utilité limitée
dans le meilleur des cas et qu'ils jouent un rôle néfaste dans le pire. Mais la
gravité de l'accusation ne va quand même pas tout à fait de soi, surtout quand
on tient compte du sens habituel des mots (d'après Le Petit Robert, «
libéralisme » est le contraire de « totalitarisme »). On sait, bien sûr,
qu'attaquer le libéralisme (économique) a toujours été considéré, en France,
comme un innocent passe-temps qui n'a jamais fait de mal (politique,
c'est-à-dire électoral) à personne. Ni Séguin ni Mauroy ne sont, pourtant,
membres de ces partis extrémistes dont le discours toujours porté aux
exagérations polémiques et à la manipulation sans scrupule des mots est
naturellement négligeable. On peut juger, en fait, que ces deux sorties
incongrues sont révélatrices de la banalisation d'un type de vitupération du
libéralisme économique qu'on aurait eu du mal à imaginer avant la période
récente et qui confirme l'acclimatation dans tous les milieux politiques du
style paranoïde à ce sujet.
Il se trouve qu'un aussi surprenant oxymore que «
libéralisme totalitaire » ne se rencontre pas seulement sous la plume de
politiciens naturellement plus soucieux d'efficacité politique que de
correction du langage ou de rigueur conceptuelle. Il est devenu un lieu commun
de la pensée ultra-antilibérale dont les tenants ont enfourché ce cheval de
bataille pour faire croire que c'est le même vertueux combat que celui contre
les régimes et des doctrines de nature véritablement totalitaires qu'il faut
poursuivre. Pour Labarde et Marris, par exemple, « le libéralisme, doctrine
totalisante [?] [...] passera comme tous les totalitarismes [...] après
le nazisme et le stalinisme » (italiques ajoutés). À certains égards, il ne
s'agit que de la reprise du vieux discours soixante-huitard sur le contrôle
permanent de la société par les « dominants » au moyen d'un « terrorisme »
(comme disait Lefebvre, qui n'avait pas peur des mots) d'autant plus pernicieux
qu'il échappe entièrement à la conscience des « dominés », ce qui a conduit
certains à faire, de manière inattendue, de 1984 d'Orwell le roman
d'anticipation du monde ultra-libéral. Mais l'argumentation a pris deux formes
nouvelles.
Il y a, d'abord, ceux pour qui il y aurait quelque
chose de « totalitaire » dans la société « ultra-libérale » parce que le marché
tendrait à y être « tout » comme l'État aspire à être « tout » dans les
sociétés de type nazi ou communiste. Il est clair qu'il n'y a là rien d'autre
qu'un méchant jeu de mots. Les raisons de penser qu'une telle tendance n'existe
pas de manière potentielle dans une société libérale conforme à la doctrine ont
déjà été rappelées brièvement plus haut. De plus, même si c'était le cas,
celle-ci se caractériserait par une infinité de relations bilatérales librement
consenties dont on ne voit pas en quoi elles produiraient les mêmes effets que
ceux que l'on a pu constater dans les pays ayant fait l'expérience du
totalitarisme étatique. Les ultra-antilibéraux qui rêvent d'une société
où toutes les relations entre les hommes seraient faites de dons
diraient-ils, d'ailleurs, que celle-ci est « totalitaire » ?
Il est, en réalité, impossible de dissocier le
concept de totalitarisme de l'idée d'un État envahissant dans la société. C'est
à ce sujet qu'une thèse apparentée à la précédente mais un peu plus subtile a
parfois été avancée. Lar-gument central est que l'idéal libéral d'une société
pacifiée et unifiée dans l'harmonie réalisée par les seules relations
marchandes reposerait, comme pour le fascisme ou le communisme, sur la négation
du fait massif de l'irréductibilité du conflit entre les hommes en lui
interdisant de s'exprimer normalement et d'être canalisé grâce aux institutions
de la démocratie et à l'ensemble des structures collectives intermédiaires
entre l'individu et l'État. On montre alors qu'il y a de bonnes raisons de
penser que, les hommes étant ce qu'ils sont, une telle société ne pourrait, en
fait, perdurer qu'avec l'appui d'un État fort dont la fonction essentielle
serait de contraindre les agents à respecter exclusivement les règles du
marché.
Les faiblesses de ce raisonnement sautent aux yeux.
Il faut d'abord, une fois de plus, rappeler qu'il est tout simplement faux que
le libéralisme économique appelle à la destruction de toute autre institution
que celle du marché. On peut ajouter ensuite que, même si c'était là le but poursuivi
et qu'il était atteint, il n'y aurait, par définition de la nouvelle situation,
plus d'État dans la société et, par conséquent, aucun risque que celui-ci ne
soit totalitaire. Enfin, s'il est vrai que cet objectif utopique ne peut jamais
être atteint en pratique et que le pouvoir de l'État doit contradictoirement
augmenter au fur et à mesure que l'on cherche à imposer ce projet à une société
dont la plupart des membres ne peuvent que le rejeter, nous aurions affaire à
un régime politique autoritaire ou tyrannique. Même en supposant qu'il soit
viable, ce qui est très douteux à notre époque, cela n'a rien à voir avec le
phénomène totalitaire tel qu'il est classiquement défini. Ce sens normal évoque
directement des réalités concrètes comme un chef charismatique disposant d'un
pouvoir illimité, une doctrine officielle bénéficiant d'un monopole
idéologique, un parti unique, une police omniprésente et omnipotente, des camps
de concentration ou même d'extermination pour les opposants réels ou supposés
du régime, une propagande perpétuelle, l'intervention de cet État dans tous les
domaines de la vie sociale et économique, etc. Dans toute la mesure où
l'on peut imaginer ce qui n'a jamais existé sous aucune forme dans la réalité,
on voit mal comment l'État tyrannique dont aurait besoin la société libérale
idéale en l'absence d'adhésion suffisante de la population à ses principes
devrait fatalement dégénérer en un État idéocratique absorbant totalement la
société civile et comment, notamment, il pourrait, sans incohérence
insurmontable, être ainsi amené à soumettre l'économie elle-même à ses
exigences.
La signification tactique du style paranoïde
Le procès fait au libéralisme économique dans le
style paranoïde est finalement d'une telle extravagance qu'il laisse perplexe
sur les motivations et sentiments réels de ceux qui l'instruisent. On peut
penser qu'il exprime moins une angoisse effective devant les risques de la
survenance, dans un avenir prochain, d'un monde aussi apocalyptique qu'ils le
prétendent que la profondeur de leur désarroi devant le simple fait que ce soit
le libéralisme et non le socialisme qui paraisse être aujourd'hui la doctrine
économique de référence. Ce retournement complet de situation n'a pas seulement
toutes les apparences d'un tour de magie noire. Il est surtout démoralisant et
pourrait être un encouragement à se désengager du mouvement historique
d'émancipation sociale, pis même, à croire celui-ci dépourvu désormais de toute
signification. Pour échapper à cette tentation et rester fidèle à ses
convictions, pourquoi ne pas remplacer (provisoirement) la glorification des «
lendemains qui chantent » grâce à un socialisme qui n'est plus d'actualité par
la dénonciation des « lendemains qui déchantent » (horriblement) par la faute
d'un libéralisme qui a le vent en poupe mais auquel il est urgent de s'opposer
sans le moindre compromis ?
Il est ainsi possible d'envisager l'hypothèse que
tout le discours de style paranoïde contre le libéralisme économique remplisse
une fonction moins expressive (d'un affolement réel ou d'une sorte de
désespoir) que tactique. Il pourrait n'être, autrement dit, qu'un faux-semblant
qui n'aurait pas d'autre sens que de répandre auprès d'un peuple, tenu pour
crédule et impressionnable, une croyance à laquelle les initiés n'adhèrent pas
vraiment mais qu'ils jugent utile de développer dans le cadre d'une stratégie
de lutte contre le capitalisme restée classique dans ses objectifs mais dont il
s'agirait seulement de moderniser les méthodes. Puisque, provisoirement, ni la révolution
ni les « grandes avancées sociales » ne sont plus à l'ordre du jour, ce
discours hyperbolique pourrait avoir au moins l'avantage de motiver les troupes
et de les maintenir sous pression en attendant des jours plus propices en même
temps qu'il apporterait une compensation à la modestie peu exaltante du
programme du retour au mythique « pacte social » d'après-guerre auquel il est,
en pratique, associé.